Retour sur le sauvetage de Duralex : l’incassable en mode coopératif.
Léopold CHIPOT
Publié le 02/05/2025
La rédaction de Zolty scrute les vitrines fendillées de l’industrie française : derrière chaque éclat médiatique, combien de verres brisés ? Dans nos colonnes, Vencorex ou Safra, les plus récents qui ont résonné comme des coupes qu’on laisse choir.
Vencorex – Placée en redressement judiciaire à l’automne 2024, la chimie iséroise n’a trouvé qu’un rachat partiel : le tribunal de commerce de Lyon a privilégié, le 10 avril 2025, l’offre du hongrois BorsodChem, filiale du géant chinois Wanhua. Résultat : 54 emplois sauvés sur 450 et un site amputé de ses activités stratégiques.
A lire sur le sujet : Vencorex, anatomie d’un échec industriel.
Safra – Le carrossier d’Albi, pionnier du bus à hydrogène, a suivi le même chemin. Placé en redressement le 4 février 2025, il a été cédé le 20 mai au groupe chinois Wanrun, qui ne reprend que 120 des 169 salariés et promet 7 millions d’euros d’investissements pour se repositionner… ailleurs.
A lire sûr le sujet : Safra : le bus à hydrogène français repris par Wanrun, un groupe chinois.
Ces verres-là se sont fendus sous le choc de la mondialisation ou de stratégies brouillées. Mais le gobelet « Picardie » de Duralex, lui, continue de résonner quand on le fait tinter ; regardons comment il a pourtant failli exploser en mille morceaux.
La descente aux enfers de l’icône en verre
Inventé en 1944, le procédé de trempe qui fait la réputation des verres « Gigogne » avait donné à Duralex l’image d’une modernité inusable, familière des tables de cantine comme des vitrines design. Mais, au fil des décennies, privatisations, changements de propriétaires et sous-investissements minent l’outil ; les fissures restent discrètes jusqu’à l’automne 2022, lorsqu’une explosion du prix du gaz — plus de trois fois en un an — contraint l’usine de La Chapelle-Saint-Mesmin à éteindre son four durant cinq mois, ne vivant plus que sur des stocks liquidés au ralenti. La reprise partielle de la production, début 2023, s’opère sous perfusion : l’inflation ronge les marges, la demande faiblit, et la trésorerie se vide. Le 16 avril 2024, la direction se résout à demander le placement en redressement judiciaire ; 228 emplois sont désormais suspendus à la décision du tribunal. Tandis qu’Orléans retient son souffle, plusieurs scénarios de reprise se dessinent : certains impliquent des coupes franches, d’autres un changement complet de gouvernance. C’est à ce carrefour que commence vraiment l’histoire de la résurrection — mais c’est une autre page de ce dossier.
Opération « Résurrection » – Anatomie d’un sauvetage SCOP
Lorsque le tribunal de commerce d’Orléans ouvre, le 24 avril 2024, la procédure de redressement de Duralex, le sablier de la trésorerie ne contient plus que quelques grains. Trois – puis finalement quatre – repreneurs se bousculent : un fonds américain spécialisé dans les retournements, un verrier turc déjà implanté en Europe, un industriel chinois attiré par la marque, et une proposition inattendue : celle des salariés eux-mêmes, prêts à transformer l’usine en société coopérative et participative (SCOP). Au final, seuls trois dossiers seront jugés recevables, mais un seul promet zéro licenciement : l’offre coopérative portée par le directeur François Marciano et 60 % du personnel.
Qu’est ce qu’une SCOP ? Une SCOP est une entreprise où les salariés détiennent au moins cinquante-et-un pour cent du capital et soixante-cinq pour cent des droits de vote. Chaque personne dispose d’une voix, quel que soit son apport financier, et élit sa direction. Les bénéfices sont prioritairement réinvestis puis partagés sous forme de participation et de dividendes limités. Ce modèle favorise engagement, gouvernance démocratique, ancrage territorial et stabilité à terme.
Pendant que les médias spéculent sur la fermeture possible du mythique four de La Chapelle-Saint-Mesmin, les 228 salariés se constituent en un temps record en « sociétaires-fondateurs ». Chacun mise environ 500 euros – l’équivalent d’un demi-mois de salaire – pour créer un capital initial d’un peu plus de 75 000 euros. La somme est modeste, mais hautement symbolique : elle démontre à la barre du tribunal que ceux qui tirent les verres sont prêts à risquer leurs économies pour sauver l’outil de travail.
Le 26 juillet 2024, l’audience ressemble à une procédure d’assemblage délicat : si la température est trop basse, le calice se fêle ; trop haute, il explose. Le tribunal valide la SCOP, balayant les offres concurrentes jugées « incertaines ou destructrices d’emplois ». Dans son jugement, il salue « la cohérence du projet industriel, la solidité du plan de financement et la mobilisation exceptionnelle des salariés ». Tous les postes sont conservés, un exploit inédit dans la récente histoire des sauvetages industriels.
Reste à garnir la caisse. L’État active alors son Fonds de développement économique et social : un prêt de 750 000 euros, relayé par Bpifrance, est signé le 4 décembre 2024. Sans garantie hypothécaire, remboursable sur huit ans, il sécurise la trésorerie quotidienne – l’oxygène sans lequel même le verre le plus résistant se craquelle. La Région Centre-Val de Loire et Bpifrance ajoutent un prêt participatif d’un million d’euros, tandis qu’Orléans Métropole se porte acquéreur des murs et du foncier (montant de 5 à 8 millions d’euros selon l’évaluation) qu’elle relouera à la coopérative sous forme de bail emphytéotique : un loyer doux plutôt qu’une dette immobilière lourde.
Côté gouvernance, la verrerie change de composition chimique : neuf administrateurs – six salariés, un représentant de la Région, un de la Banque Populaire, un indépendant – siègent à un conseil qui rend des comptes à une assemblée générale trimestrielle, où la voix de l’opérateur de four pèse autant que celle du directeur. Les statuts verrouillent toute cession spéculative : impossible de revendre ses parts au-delà de leur valeur nominale. Cette règle, anodine en apparence, est la trempe qui empêche l’actionnariat de se fissurer sous la pression de futurs profits rapides.
Le plan industriel, lui, repose sur un triptyque clair : moderniser le four avec une technologie hybride gaz-électricité pour réduire de 20 % les émissions de CO₂ d’ici 2027 ; déplacer le cœur de gamme vers des verres premium destinés à l’hôtellerie et à l’export (États-Unis, Asie) ; et viser un chiffre d’affaires de 40 millions d’euros en 2029, soit 30 % de plus qu’avant la crise. Les premiers mois confirment la dynamique : commandes fermes de chaînes de restauration française, test-market au Japon, et un partenariat R&D avec Saint-Gobain pour incorporer 50 % de verre recyclé sans altérer la clarté.
En apparence, donc, la soudure est parfaite : capital salarié, soutien public, feuille de route écologique. Mais, comme les verriers le savent, un verre peut sembler impeccable à l’œil nu et pourtant dissimuler une tension intérieure. Ce n’est qu’en dernière analyse - que nous dévoilerons plus loin – que l’on découvre la véritable colle du montage : une décision politique, mûrie entre Bercy, la préfecture du Loiret et l’Hôtel de Région, visant à transformer un risque social en vitrine de souveraineté industrielle. Si Duralex brille aujourd’hui sous les néons des chaînes de conditionnement, c’est aussi parce que la température – financière, juridique, médiatique – a été réglée au degré près par ceux qui tiennent le thermostat de l’État.
Pourquoi Duralex réussit là où tant d’autres ont échoué ?
Duralex n’avait rien d’une start-up ; c’était un fragment de mémoire collective, le verre que l’on reconnaît au toucher rien qu’à la strie sous le pouce. C’est précisément cette différence – ce capital symbolique accumulé depuis 1944 – qui a rendu la verrerie plus résistante que les aciers d’Ascoval ou les turbines d’Alstom. Quatre cinquièmes de ses gobelets continuent de partir vers cent-trente pays ; dans les catalogues du MoMA ou de Conran Shop, ils restent des best-sellers, ce qui signifie un socle de commandes ferme, même lorsque l’usine coupe son four pour survivre à la flambée du gaz. À cela s’ajoute la barrière technique : la trempe confère une solidité que ne reproduisent pas les verres ordinaires turcs ou chinois, si bien que l’acheteur professionnel hésite à changer de fournisseur pour gagner quelques centimes. Le dernier pilier est territorial : à La Chapelle-Saint-Mesmin, le verre irrigue la cartonnerie qui emballe les coffrets, la carrière qui livre le sable de Fontainebleau, les transporteurs fluviaux sur la Loire ; toute une grappe d’emplois qu’aucun élu ne peut laisser s’effriter sans rendre des comptes.
Mais les atouts intrinsèques n’expliquent pas tout. La transformation en SCOP a agi comme une seconde trempe appliquée à chaud. Quand chaque salarié devient sociétaire, la panne d’un robot, la casse d’une fournée, ce n’est plus « l’argent du patron » qui part en éclats : c’est sa propre épargne. Dans les mois suivant la reprise, la direction indique que l’absentéisme de courte durée a reculé d’un tiers ; les magasiniers acceptent d’avancer d’une heure pendant la phase de rodage du nouveau four sans réclamer de prime exceptionnelle, parce qu’ils voteront eux-mêmes la répartition du résultat en assemblée générale. Le phénomène n’est pas anecdotique : l’INSEE relève qu’au bout de cinq ans, près de huit SCOP sur dix sont toujours vivantes, contre six entreprises classiques sur dix, un différentiel de dix-huit points qui rassure les banquiers et facilite la négociation des lignes de crédit.
Mesurer la force de ce triptyque – marque, produit, territoire – suppose un détour par les miroirs brisés. Ascoval, sauvée in extremis en 2019 puis revendue à l’allemand Saarstahl, a finalement supprimé plus de trois-cents postes ; le site dépendait du prix mondial de la bille d’acier, et son actionnariat a changé trois fois en cinq ans, autant de chocs qui ont disloqué la confiance.
Chez Alstom Énergie, la vente à General Electric en 2014 a déclenché un plan de restructuration chiffré à 6 500 suppressions d’emplois en Europe ; la firme française n’ayant plus la main, la décision était dictée depuis Boston, avec Bruxelles trop timorée pour bloquer l’opération.
Vencorex, enfin, a perdu près de quatre-cents postes lorsque le tribunal de Lyon a validé la reprise partielle par la filiale hongroise du géant chinois Wanhua ; l’argument officiel tenait en deux mots : « non stratégique ».
Dans ces trois dossiers, il manquait au moins l’un des piliers présents chez Duralex ; surtout, aucune coalition durable n’avait soudé l’État, les collectivités et les salariés autour d’une même partition.
Le rideau se lève : la mécanique politique
Le voile se lève lorsqu’on remonte le fil des arbitrages. Deux jours après l’ouverture du redressement, la préfète du Loiret publie un communiqué promettant la « pleine mobilisation de l’État » pour trouver un repreneur capable de préserver le savoir-faire verrier. Entre les murs feutrés de Bercy, la Direction générale des entreprises examine alors les trois dossiers ; sans son feu vert, aucun établissement bancaire ne s’engage. Lorsque l’exécutif confirme un prêt FDES de 750 000 euros – modeste mais adossé à la signature régalienne – il envoie un signal-prix aux marchés : le risque politique est couvert. La Région Centre-Val de Loire et Orléans Métropole emboîtent aussitôt le pas : un million d’euros de prêt participatif, puis un chèque d’environ 5,6 millions pour racheter les murs, ce qui soulage le bilan de la jeune coopérative. En coulisses, les services juridiques de Bercy veillent à rester sous le seuil « de minimis » européen – quinze millions d’euros – afin d’éviter toute notification à Bruxelles ; la tuyauterie financière est calibrée au millimètre.
Au-delà des chiffres, l’équation est éminemment électorale. Perdre 228 bulletins de paie aux portes d’Orléans, c’est risquer de perdre la municipalité en 2026 et d’envoyer un symbole désastreux au moment où le gouvernement martèle le mot « réindustrialisation ». La verrerie ne figure pas parmi les filières critiques – défense, batteries, biopharma – mais elle coche toutes les cases d’une démonstration « France 2030 » : expertise patrimoniale, écologie concrète grâce au futur four hybride, économie circulaire via l’intégration de verre recyclé. Le ministre de l’Économie ne s’y est pas trompé : lors de la présentation du budget 2025, Bruno Le Maire a cité Duralex comme preuve que « la France peut encore sauver ses usines quand elle sait unir ses forces ».
La carte coopérative, enfin, offre la vertu parfaite. Zéro licenciement signifie zéro plan social à financer et zéro manifestation sur le parvis de l’Élysée ; un capital détenu majoritairement par des ouvriers décourage les spéculateurs, à l’inverse des fonds vautours qui ont fait tourner Ascoval comme un ballon de foot entre Londres, New Delhi et la Sarre. Les collectivités peuvent revendiquer une victoire sociale, Bercy une prouesse budgétaire – 750 000 euros, soit moins que la valeur d’un seul radar militaire – et l’exécutif national un récit de souveraineté tranquille, plus persuasif qu’un long discours.
Ainsi, si la solidité du verre tient à sa trempe, la solidité du plan de sauvetage tient à une autre cuisson : celle de la volonté politique. Sans l’onction de l’État, la coopérative n’aurait trouvé ni banques, ni bailleur, ni énergie à prix négocié ; sans l’onction des élus, elle n’aurait pas convaincu le tribunal. Duralex démontre que, dans l’industrie française, le verdict économique se rédige d’abord dans les couloirs de Bercy ; l’atelier, ensuite, ne fait que le mettre à température.
Duralex n’a pas été sauvée parce que ses comptes promettaient des marges fulgurantes ; elle l’a été parce qu’un gouvernement a jugé qu’il valait mieux afficher la renaissance d’un symbole familier que pleurer l’échec d’un fleuron populaire de plus. Tout au long de cette enquête, nous avons montré que la solidité financière réelle de la coopérative repose sur un empilement de prêts publics, de soutiens territoriaux et d’accommodements réglementaires. Rien d’illégitime — mais rien qui serait advenu sans un arbitrage politique explicite. L’affaire rappelle, en contrepoint, le sort de Vencorex : entreprise chimique hautement stratégique, elle a perdu près de quatre cents postes et un savoir-faire critique dans la quasi-indifférence, faute d’un « narratif » aussi vendeur que le verre de cantine.
Pourquoi tant d’efforts pour un gobelet, si peu pour les isocyanates ? Parce qu’une marque qui orne les étagères de la République parle plus fort que des molécules imprononçables. Dans l’ère de la politique communicationnelle, la valeur d’usage du symbole l’emporte sur celle de la filière : un prêt FDES fait moins de bruit qu’un hashtag « Duralex incassable ». Les élus ont ainsi aligné leur calendrier électoral sur le storytelling de la réindustrialisation, préférant investir dans une vitrine émotive plutôt que dans un chantier discret mais vital.
À présent, la coopérative avance au rythme d’un four hybride, portée par la fierté de ses nouveaux sociétaires. Le verre tient, pour l’instant. Reste à voir, lors de la prochaine secousse énergétique, si cette renaissance n’était qu’un reflet, une illusion… ou réellement du solide : un tesson, une loupe, ou un vrai cristal.
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