Vencorex : Anatomie d’un échec industriel français.

Léopold CHIPOT

“L’appareil productif français, ces 20 dernières années, a été sur une pente désastreuse" disait François Bayrou en 2021, alors Haut-Commissaire au Plan, lors d’une commission aux affaires économiques à l’Assemblée Nationale. Il disait vrai, on ne peut lui enlever cela. Or, le 24 février 2025, en tant que Premier Ministre à la longévité incertaine, il rejette la nationalisation d’un fleuron de la chimie française en redressement judiciaire. Le 10 avril, il le laisse s’effondrer en actant le rachat partiel de l’entreprise par son concurrent chinois. Une décision lourde de conséquences industrielles, sociales et politiques. 

Revenons aux bases de cette affaire aux enjeux plus que stratégiques. Pensez à une entreprise clé dans plusieurs chaînes industrielles françaises, fournissant les composants du carburant des missiles nucléaires balistiques M51 embarqué à bord des sous-marins de la Marine Nationale (SNLE), donc nécessaire à notre défense nationale et à notre dissuasion nucléaire. Pensez à une entreprise indispensable à notre industrie spatiale qui, grâce à la production d’un sel très pur, participe grandement à la production du carburant des fusées Ariane 6 servant aux lancements des satellites européens, nous évitant de dépendre d’entreprises étrangères. Pensez à ces usines qui produisent des composants nécessaires au fonctionnement des centrales nucléaires via le chlore et autres matériaux utilisés par Framatome fabriquant des pièces pour nos réacteurs. Pensez également à une entreprise qui, au cœur d’un écosystème industriel local, fournit d’autres filiales stratégiques : Arkema (chimie), RSA (pierres synthétiques), Air Liquide, Solvay ou Engie. Finalement, pensez à ces usines, inscrites dans une dynamique sociale, qui brisée, menacerait des centaines d’emplois directs et indirects. Cette entreprise iséroise est Vencorex. N’est-elle pas un élément moteur de “l’appareil productif français” ? Elle aussi “sur une pente désastreuse” car le marché mondialisé a depuis 2023, fait apparaître une crise de surcapacité liées à l’émergence de nouvelles unités de production en Chine. Malgré ce rôle névralgique pour la dissuasion nucléaire, le spatial, le nucléaire civil et l’industrie chimique, Vencorex est désormais cédée à la société hongroise BorsodChem, filiale du groupe chinois Wanhua. Ce dernier, responsable en partie de la crise de surcapacité mondiale, reprend uniquement une petite activité non considérée comme stratégique par le gouvernement.

Les origines de la crise

En effet, le marché mondial des isocyanates a subi une crise de surcapacité dans un contexte de guerre commerciale. Le principal acteur de cette guerre des prix : le groupe chinois Wanhua qui a inondé le marché d’isocyanates à bas coût à partir de 2023. La casse des prix de 30% de Wanhua, la hausse des coûts de l'énergie en Europe et les installations jugées surdimensionnées et partiellement obsolètes sont les raisons de cette décision du tribunal de commerce de Lyon de placer Vencorex en redressement judiciaire pour une durée initiale de six mois en septembre 2024. Décision qui alarma les syndicats (CGT, CFE-CGC, CFDT) d’une possible liquidation, ils organisent des piquets de grève dès octobre.

Les isocyanates ? Ce sont des produits chimiques utilisés pour fabriquer des matériaux courants comme la mousse isolante, les vernies et peintures industrielles et plastiques spéciaux utilisés dans les voitures, avions, trains etc. 

Surcapacité ? Cela signifie qu’il y a trop de production par rapport à la demande. Dans le cas de Vencorex, de nouvelles usines ont été construites en Chine et la demande a baissé après la crise Covid. Ainsi, les prix ont chuté et les usines européennes, plus chères à faire tourner, ne sont plus assez compétitives. D’où les difficultés pour le fleuron. 

Menace sur un écosystème industriel

Quels risques pour les filiales s’approvisionnant chez Vencorex ? L’entreprise étant pivot au cœur du vaste réseau industriel grenoblois, l’instabilité se répercute sur d’autres acteurs. Notamment Arkema, qui dépend de Vencorex pour sa production de produits chlorés, nécessaire à Framatome qui conçoit des composants de refroidissement des réacteurs nucléaires. Également, ArianeGroup, producteur des missiles M51 et des fusées Ariane, dépend du sel de Vencorex. Et c’est sans compter les répercussions sur les sous-traitants et les PME grenobloises, on redoute 6 000 emplois indirects menacés depuis le rachat.

Les enjeux environnementaux et géologiques

Vencorex manipule et stocke des produits hautement dangereux et susceptible de provoquer un accident majeur. Le classement Seveso (du nom de la catastrophe industrielle de Seveso, en Italie, 1976) estime Vencorex en seuil haut de vigilance. Également, l’entreprise récupère l’eau salée (saumure) des mines de Hauterives dans la Drôme. D’une part, un arrêt brutal de ce pompage peut provoquer des effondrements souterrains et des inondations dans les galeries. D’autre part, sans usine de traitement il faudrait rejeter la saumure dans la nature ce qui polluerait les rivières et les sols.  

Ces enjeux impliquent une nécessaire mise en sécurité des installations en cas de liquidation. Des études officieuses parlent d’1 milliards d’euros de coût de dépollution du a plusieurs décennies de résidus de productions chimiques sur le site de Pont-de-Claix. Encore une bonne raison de ne pas se séparer de ce fleuron stratégique. Sans compter le fait que produire localement peut être moins impactant pour le climat que de les importer de Chine ou ailleurs. 

Chronologie judiciaire et politique

Le 4 février 2025, une délégation d’élus locaux est reçue à Matignon et le Premier ministre promets d’examiner le dossier. 20 jours plus tard, Bayrou refuse la nationalisation temporaire en jugeant l’activité “non viable”. Alors même que des députés du Nouveau Front Populaire et des Républicains appellent à un projet de loi soutenant l'initiative. 

Une proposition de Société Coopérative d'Intérêt Collectif (SCIC) est portée la FNIC-CGT permettant d’intégrer les salariés et syndicats, les collectivités territoriales, les clients industriels et les fournisseurs. Elle est qualifiée de viable par le tribunal de commerce de Lyon. Basé sur le modèle Duralex, soutenu par le leader de la France insoumise Jean-Luc Mélenchon, la vice-présidente de la Confédération Générale des Scop Laurence Ruffin, le maire de Pont-de-Claix et président de la Métropole grenobloise Christophe Ferrari, cette transformation aurait permit de maintenir une pérennité, en injectant le capital directement dans le développement de l’entreprise. 

Le 6 mars 2025, le tribunal de commerce de Lyon accorde un sursis de six mois rejetant l’offre du concurrent BorsodChem, filiale du chinois Wanhua, qui ne maintiendrait que 54 employés et n'englobe que l’activité “tolonate” pour la fabrication de peintures. 

Le jeudi 3 avril s’est tenu l’audience intermédiaire sur l’avenir de l’entreprise, le tribunal de commerce devait statuer sur les deux offres, celle de la filiale de Wanhua et sur le projet de SCIC. Ce dernier visait à sauver les 450 emplois directs, garantir la souveraineté industrielle, maintenir la chaîne de valeur localement et éviter les conséquences sociales et écologiques irréversibles. 

Mais le 10 avril, c’est finalement l’offre du concurrent chinois qui a été retenue. Le projet de coopérative porté par les salariés et la FNIC-CGT, soutenu par plus d’une dizaine de collectivités (Métropole, Pont-de-Claix, Échirolles, Gières...), a été écarté malgré sa viabilité reconnue et ses garanties de maintien de l’activité.

Un dossier hautement social

Comme évoqué précédemment, près de 6 500 emplois directs et indirects étaient liés à l’activité de Vencorex et de ses partenaires industriels. Dès le 1er mars, une première vague de licenciements avait frappé : 136 salariés de Vencorex avaient reçu leur lettre de licenciement, et Arkema annonçait en parallèle la suppression de 154 postes sur son site de Jarrie. Le 10 avril 2025, le tribunal de commerce de Lyon a officialisé la reprise partielle par BorsodChem, filiale du groupe chinois Wanhua, scellant ainsi le sort de l’usine : seuls 54 emplois sont maintenus sur les 450 initiaux. Cette annonce a provoqué une onde de choc sociale et territoriale.

Les syndicats dénoncent un « dépeçage industriel organisé », qualifiant cette décision de brutal renoncement après des mois de lutte acharnée, de grèves, de mobilisations et de construction d’un projet coopératif viable, soutenu par plusieurs collectivités. Séverine Dejoux, représentante CGT, rappelait : « On n’arrive pas à se résigner à laisser partir tous ces savoir-faire. On a pris nos responsabilités. » Cette rupture brutale laisse derrière elle un profond traumatisme social, en particulier pour les salariés âgés, peu reclassables, et pour tout un bassin d'emploi historiquement structuré autour de la chimie.

Le cas Vencorex illustre cruellement l’imbrication entre économie, souveraineté industrielle, enjeux environnementaux et stratégie de défense. Dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes, de fragmentation commerciale et d'urgence écologique, cette affaire restera emblématique : celle d'un échec collectif à préserver un maillon essentiel de la souveraineté industrielle française.

Pour aller plus loin 

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