Souveraineté sanitaire et capital américain : la France face à ses contradictions.

Marc-Antoine ANDREANI

Publié le 13.05.2025

La pandémie de Covid-19 a agi comme un révélateur brutal des vulnérabilités structurelles des systèmes de santé européens. Ruptures de stocks, dépendance aux importations, tensions logistiques : la France, pourtant dotée d’une tradition pharmaceutique solide, a découvert à quel point son approvisionnement en médicaments dits « essentiels » était tributaire de chaînes de production mondialisées. Plus de 80 % des principes actifs étaient alors fabriqués en Chine ou en Inde, y compris pour des produits aussi courants que le paracétamol. Face à cette prise de conscience collective, le président Emmanuel Macron annonçait en 2020 une stratégie ambitieuse de relocalisation pharmaceutique, inscrite dans le cadre du plan France Relance, avec un objectif clairement affiché : reconquérir une souveraineté sanitaire à la hauteur des enjeux du XXIe siècle.

Symbole de cette reconquête annoncée, le paracétamol devient l’étendard d’une politique de relocalisation pensée comme rempart face aux crises futures. Pourtant, cinq ans après, la réalité semble plus ambivalente. En avril 2025, la vente de 50 % d’Opella, filiale de Sanofi produisant notamment le Doliprane, à un fonds d’investissement américain (CD&R) ravive les doutes. Si l’opération s’inscrit dans une logique d’expansion internationale, elle interroge sur la cohérence de la stratégie française : 

Une stratégie de souveraineté sanitaire ambitieuse

Dès juin 2020, Emmanuel Macron annonçait un projet de relocalisation du paracétamol, avec l'objectif de reproduire, conditionner et distribuer ce médicament en France sous trois ans. Cette initiative répondait à des faits tranchants : 40 % des médicaments commercialisés dans l'UE proviennent de pays tiers, et jusqu'à 80 % des principes actifs sont importés de Chine ou d'Inde. En parallèle, les pénuries de médicaments s'aggravaient : 2 160 cas en 2021, 3 761 en 2022, et 4 925 en 2023 selon l'ANSM.

Dans ce contexte, l'État lançait une stratégie de relocalisation appuyée sur France Relance et surtout France 2030. Ce dernier programme prévoit des investissements massifs dans la production de médicaments essentiels, définis comme ceux indispensables au système de santé et exposés aux risques de rupture. Une liste de 50 puis 193 molécules prioritaires a été établie parmi lesquelles figurent le paracétamol, massivement utilisé et dont la production avait été délocalisée, et l’amoxicilline, un antibiotique essentiel pour traiter de nombreuses infections courantes, en particulier chez les enfants.

Le projet de relocalisation repose sur quatre piliers définis ci-dessous: production de principes actifs (API), conditionnement, médicaments innovants, et génériques.

API : Le groupe Seqens a lancé la construction d'une usine de production de paracétamol à Roussillon (Isère), avec un investissement de 100 millions d’euros (30-40 % de financement public), prévue pour entrer en service en 2026. En parallèle, Ipsophene (Toulouse) développe un procédé continu pour produire 3 400 tonnes par an de principe actif, avec 14 millions d’euros d'aides publiques.

Conditionnement : Delpharm Lille modernise sa production de comprimés anticancéreux pour 13,7 M€ ; à Tours, le projet Essentiel Inject+ vise à garantir la production d'ampoules stériles pour 6,2 M€.

Innovation : AdhexPharma (Chenôve) investit 24,2 millions d’euros dans les patchs et films orodispersibles ; NextPharma (Limay) double ses capacités sur les liquides non stériles avec un projet écoresponsable.

Génériques : Benta (Lyon) relocalise une suspension pédiatrique de paracétamol pour 1 M€.

Au total, une quinzaine de projets ont été retenus, mobilisant près de 300 M€ d'investissements pour 50 M€ d'aides publiques. L'objectif est de relocaliser à court terme la production de 42 médicaments essentiels, avec des retombées attendues en emploi et en sécurité d'approvisionnement.

Le cas Opella : une menace pour la relocalisation ?

Alors que la France s'engage dans cette dynamique, la vente en avril 2025 de 50 % d'Opella au fonds CD&R inquiète. Opella regroupe les activités de santé grand public de Sanofi (Doliprane, Dulcolax, Allegra), avec deux sites industriels à Lisieux et Compiègne. L’opération, valorisée à plus de 10 milliards d'euros, voit Sanofi conserver 48,2 % et l’Etat, via Bpifrance, entrer à hauteur de 1,8 % au capital.

CD&R affirme vouloir construire un leader mondial de la santé grand public "basé en France" et investir 70 M€ en cinq ans. Mais plusieurs facteurs inquiètent : Opella réalise 24 % de son chiffre d'affaires aux États-Unis, contre 10 % en France. Or, les prix des médicaments y sont bien plus élevés. La tentation pourrait être forte de délocaliser une partie de la production vers les marchés américain, indien ou chinois.

Le profil financier du fonds américain CD&R suscite des inquiétudes, notamment parce qu’il est spécialisé dans les opérations de rachat par endettement, dites à effet de levier (LBO). Ce type de montage repose sur le remboursement des dettes contractées lors du rachat à partir des bénéfices de l’entreprise achetée. Une telle logique pourrait pousser à des décisions de court terme, comme des réductions de coûts ou des restructurations industrielles, au détriment de la stratégie industrielle française.

Face à ces risques, l’État a mis en place plusieurs garde-fous pour préserver la souveraineté sanitaire. Un accord tripartite a été signé entre Sanofi, CD&R et le ministère de l’Économie. Il impose à l’acquéreur des engagements stricts, juridiquement contraignants.

Parmi ces obligations : le maintien des deux sites industriels de Lisieux et Compiègne, sous peine d’une amende de 40 millions d’euros en cas de fermeture. CD&R devra également s’approvisionner en principe actif de paracétamol auprès de l’industriel français Seqens. Tout manquement à cet engagement entraînera une pénalité de 100 millions d’euros. En cas de licenciement économique, chaque poste supprimé sera assorti d’une pénalité de 100 000 euros.

L’État, via Bpifrance, a aussi pris une participation au capital d’Opella et détient un siège au conseil d’administration, afin de pouvoir suivre et influencer les orientations stratégiques de l’entreprise. Par ailleurs, la procédure de contrôle des investissements étrangers (renforcée en 2019) a été mobilisée pour encadrer cette opération.

Enfin, Emmanuel Macron a rappelé publiquement que l’État dispose d’outils juridiques solides pour défendre les intérêts économiques et sanitaires de la nation, et pour faire respecter ses engagements en matière de souveraineté.

Malgré ces garanties, les doutes persistent. La CFDT et la CGT d'Opella ont exprimé leurs craintes de voir les engagements contournés à moyen terme. Des parlementaires de tous bords (LR, LFI, RN) ont saisi Bercy, appelant à un véritable moratoire sur les ventes d'acteurs stratégiques à des fonds étrangers.

Le cas Opella s'inscrit dans un contexte plus large de méfiance envers le capital étranger dans les secteurs sensibles : Biogaran, Acticor Biotech ou les usines de principes actifs ont récemment fait l'objet de vives discussions politiques. En réalité, l'enjeu dépasse le seul Doliprane. Il renvoie à la capacité de la France à reprendre la main sur des chaînes de production stratégiques, dans un monde marqué par les tensions géopolitiques et la reconfiguration des circuits industriels. 

Un modèle à réinventer ?

L’affaire Opella met en lumière un paradoxe typiquement français : malgré une volonté politique affirmée de relocaliser la production des médicaments essentiels, la stratégie nationale reste vulnérable aux logiques de rentabilité à court terme dictées par les marchés financiers. L’entrée de CD&R dans le capital d’Opella illustre cette tension. Si ce partenariat peut apporter des capitaux et une expertise industrielle, il impose à l’État une vigilance constante pour éviter que les impératifs de rentabilité ne prennent le pas sur l’intérêt collectif.

Ce cas révèle l’urgence d’un modèle plus équilibré, capable de concilier ouverture économique et contrôle stratégique. Il ne s’agit pas de revenir à un dirigisme intégral, mais de bâtir des mécanismes solides : présence publique ciblée au capital, clauses contractuelles contraignantes, dispositifs transparents sur les stocks et les chaînes d’approvisionnement critiques.

La souveraineté sanitaire ne peut plus se limiter à un affichage politique ou à des déclarations d’intention. Elle doit devenir une politique industrielle de long terme, fondée sur une vision claire et sur des engagements durables. Reste à savoir si la France saura transformer cette ambition en réalité, ou si elle se résignera à gérer les contradictions sans jamais les résoudre.

Sources

  • Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numériqueFrance 2030 – Médicaments essentiels : liste prioritaire et soutien à la relocalisation, Communiqué officiel, juin 2023.
  • Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM)Rapport sur les ruptures de stock de médicaments en France, 2023.
  • France Relance – Dossier sectoriel industrie de santé, Ministère de l’Économie, 2021.
    https://www.economie.gouv.fr/france-relance/industrie-sante
  • Sanofi & CD&RCommuniqué de presse sur la cession de 50 % d’Opella, avril 2025.
  • SeqensProjet Phénix – Relocalisation du paracétamol en France, présentation publique, 2023.
    https://www.seqens.com
  • IpsophèneProcédé de fabrication continue de paracétamol, dossier d’innovation France 2030, Toulouse, 2024.
  • EuroAPIStratégie de relocalisation de la morphine et des APIs critiques, communiqué institutionnel, 2024.

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