Les routes maritimes arctiques : entre promesses économiques et rivalités géopolitiques.

Adrien BRICHE 

Publié le 26.05.2025

L’Arctique, un nouvel horizon stratégique

Le bouleversement climatique en cours transforme progressivement l’océan Arctique en une nouvelle frontière maritime. La fonte accélérée de la banquise ouvre des perspectives inédites pour la navigation commerciale entre l’Asie, l’Europe et l’Amérique du Nord, en particulier via la Route maritime du Nord (RMN) longeant la Sibérie, ou le Passage du Nord-Ouest à travers l’archipel arctique canadien même si ce dernier reste malgré tout moins emprunté que son homologue russe. Ces routes polaires, autrefois impraticables, font miroiter des gains de distance et de temps substantiels tout en évitant les goulots d’étranglement traditionnels comme le canal de Suez ou le détroit de Malacca et leurs risques de piraterie ou de conflits régionaux. Parallèlement, l’Arctique recèle un immense potentiel de ressources naturelles parmi lesquelles ont comptent hydrocarbures, minerais ou même la pêches aiguisant l’appétit des puissances. Cependant, ces opportunités s’accompagnent de défis majeurs. Le milieu polaire demeure hostile et imprévisible, rendant l’exploitation et la navigation complexes et coûteuses. S’y ajoutent des enjeux juridiques de souveraineté non résolus notamment sur le découpage, le partage des frontières maritimes entre les 5 états arctiques (Canada, États-Unis, Russie, Danemark et la Norvège) et la remilitarisation du Grand Nord qui ravive les tensions Est-Ouest. L’Arctique devient ainsi un théâtre stratégique majeur, au croisement d’intérêts économiques colossaux et d’une compétition géopolitique croissante. 

Cet article propose une analyse approfondie de ces dynamiques, structurée autour de trois volets essentiels : (1) le potentiel en ressources naturelles et son exploitation, (2) les enjeux commerciaux et la viabilité économique des routes arctiques, (3) le volet sécuritaire et militaire.

1. Ressources naturelles : un trésor énergétique et minier convoité.

L’océan Arctique et son sous-sol recèlent des ressources considérables en hydrocarbures et en minerais. D’après une évaluation de l’USGS, l’Arctique abriterait environ 13 % du pétrole non découvert dans le monde (quelque 90 milliards de barils) et 30 % du gaz naturel non découvert. Ces ressources, majoritairement offshore et enfouies sous des mers peu profondes soit environ 500 mètres pour environ 84% d’entre elles, suscitent depuis peu un intérêt commercial accru grâce aux avancées technologiques, malgré les coûts et difficultés d’exploitation en milieu polaire extrême. Outre le pétrole et le gaz, la région renferme d’abondants gisements minéraux : fer, zinc, nickel, terres rares, uranium. Par exemple, le géant russe Norilsk Nickel extrait dans l’Arctique russe une part significative du nickel et du palladium mondiaux, tandis que le Groenland attire les convoitises pour ses terres rares stratégiques, nous pouvons notamment citer dans ce sens le néodyme, de praséodyme, de dysprosium et d’yttrium. Ces éléments sont indispensables dans la création et l’optimisation d’une grande partie des systèmes liés aux énergies renouvelable. C’est la présence de ces métaux qui a encouragé d’abord les investissements chinois tentés dans des projets miniers locaux puis ensuite les vues et les allocutions offensive de D.J. Trump sur une annexion du Groenland si aucun accord pour l’extraction de ces métaux n’était trouvé.

Les acteurs clés de cette ruée vers les richesses arctiques sont en premier lieu les États riverains eux-mêmes, au premier rang desquels la Russie. Avec plus de la moitié du littoral arctique soit environ 14000 km, la Russie considère le Grand Nord comme vital pour son économie et sa puissance. La zone arctique russe (du grand nord de l’Oural au détroit de Béring) fournit déjà entre 10 % et 20 % du PIB russe et 22 % de ses exportations, principalement grâce aux hydrocarbures et minerais même si depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et du Donbass en 2022 ces exportations ont largement été réduite et sont restreintes aujourd’hui à une flotte fantôme. Huit des douze plus grandes villes de l’Arctique se situent en Russie et de nombreux gisements y sont exploités de longue date. Moscou a donc lancé depuis les années 2000 une véritable stratégie de « reconquête de l’Arctique », mobilisant investissements industriels notamment via des entreprises comme Gazprom ou la China National Petroleum Corp et via le soutien de l’État pour développer ces ressources dans un contexte de retrait de la banquise. Le président Poutine le rappelle régulièrement, qualifiant l’Arctique de zone « critique tant pour les exportations du pays que pour les enjeux géopolitiques ».

La Route maritime du Nord (RMN) est intimement liée à cette valorisation des ressources. Comme le résume Frédéric Lasserre, professeur de géographie à l’Université Laval et directeur du Centre québécois d’études géopolitiques, « la RMN est d’avantage qu’une voie de passage internationale, elle sera surtout une route d’exportation stratégique pour la Russie ». Effectivement ces projets n’auraient pas de sens sans route maritime pour évacuer les ressources. Ce couple “ressources-transport” s’illustre avec le mégaprojet Yamal LNG. Sur la péninsule éponyme, au nord-ouest de la Sibérie, la compagnie privée russe Novatek associée à TotalEnergies et à la China National Petroleum Compagny (CNPC) exploite depuis 2017 un champ de gaz naturel liquéfié. Ce dernier a nécessité la construction du port de Sabetta et d’installations dans des conditions extrêmes, ainsi que la mise en service de classe brise-glace de classe Arc7. Ces méthaniers, tels le Christophe de Margerie, peuvent fendre plus d’un mètre de glace et assurent désormais des livraisons toute l’année vers l’Europe. En 2024, l’usine de Yamal a exporté un volume record de 21,2 millions de tonnes de GNL, dont près de 80 % à destination de l’Europe malgré le contexte de sanctions, le reste étant acheminé vers l’Asie en été par la RMN. Novatek réinvestit les profits de Yamal pour développer Arctic LNG 2, un second complexe sur la péninsule voisine de Gydan, prévu pour 2026 malgré les annonces de retards successives liés aux sanctions, dans ce contexte la Chine s’est révélée un partenaire crucial dans ces projets : des compagnies chinoises comme la CNPC ou la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) détiennent 20 % de Yamal LNG et 20 % d’Arctic LNG 2, et Pékin a apporté des financements conséquents via le Fonds de la Route de la Soie. Ce dernier étant un important fonds d’investissement servant le développement du projet commercial des nouvelles routes de la soie. Lorsque les sanctions occidentales ont coupé l’accès de Novatek à certaines technologies (turbines, méthaniers Arc7 construits en Corée notamment sur les chantiers navals de Daewoo Shipbuilding) que seuls les occidentaux pouvaient pourvoir, la Chine a fourni des solutions de rechange en acceptant de reprendre les chantiers navals au travers de la compagnie Hudong-Zhonghua première entreprise de chantier navals du pays cela permettant de maintenir le cap. Quant aux turbines ces dernières étaient livrées par des groupes industriels comme Siemens ou General Electric mais depuis les sanctions c’est l’entreprise chinoise Shanghai Electric qui a repris la construction et la livraison de ces turbines. 

Plus à l’est, la Russie mise également sur le pétrole arctique. Le géant public Rosneft pilote le projet Vostok Oil sur la péninsule de Taïmyr, présenté comme l’un des plus vastes au monde, avec plus de 6 milliards de barils de réserves annoncées par Igor Setchine le PDG de l’entreprise RusseL’objectif affiché est d’atteindre environ 2 millions de barils par jour à la fin de la décennie 2020. Pour exporter ce pétrole brut arctique, Rosneft construit un terminal pétrolier dans la baie de Sever sur la mer de Kara et prévoit d’utiliser la RMN pour livrer les marchés asiatique et européen. Là encore, la participation étrangère a été recherchée par exemple, Trafigura l’un des plus grands traders de matières premières au monde, a acquis en 2020 une participation de 10% dans une filiale du projet il en est de même pour le fonds d’investissement souverain du Qatar qui lui aussi a acquis une participation de l’ordre de 10% du projet mais reste entravée par les sanctions et la complexité du projet. Néanmoins, Moscou espère débuter les expéditions et les prospections d’ici le milieu de la décennie. 

L’exploitation minière n’est pas en reste : outre les opérations existantes (charbon en Sibérie arctique, métaux dans la région de Norilsk, phosphates et zinc dans l’Arctique canadien, etc.), de nouveaux projets sont étudiés. Le Groenland, territoire autonome danois, attire des investissements internationaux pour ses terres rares et l’uranium, ressources stratégiques pour la transition technologique. La Chine s’y intéresse de près, bien que des considérations environnementales et géopolitiques freinent certaines initiatives. En effet en avril 2021, les élections législatives au Groenland ont été remportées par le parti Inuit Ataqatigiit, un parti écologiste et indépendantiste qui s’est fermement opposé à l’exploitation de l’uranium durant sa campagne. Or, le projet de Kvanefjeld implique l’extraction simultanée de terres rares et d’uranium, le projet minier a donc été suspendu.

Enfin, les moyens d’exploitation et d’acheminement se sophistiquent pour surmonter les contraintes polaires. La Russie dispose aujourd’hui de la flotte de brise-glaces la plus puissante au monde, gérée par Rosatom. Elle compte 6 brise-glaces à propulsion nucléaire opérationnels, dont les nouveaux géants de la classe Arktika (60 MW) et prévoit le lancement d’ici 2027 du super-brise-glace Lider (120 MW) capable de maintenir une voie navigable toute l’année sur la RMN. Ces brise-glaces escortent des convois de navires marchands à travers les mers de Kara, Laptev, Sibérie orientale et des Tchoukches. Les compagnies maritimes russes se dotent également de navires cargos et pétroliers brise-glaces spécialisés pour opérer dans ces eaux. L’intégration verticale est de mise : Rosatom s’est vu confier en 2018 la gestion globale de la Route du Nord et investit partout (ports, logistique, rachat de compagnie maritime) pour contrôler ce corridor stratégique d’exportation d’hydrocarbures. La coopération sino-russe joue ici un rôle crucial : Pékin comme nous l’avons vu a co-financé et construit ces brise-glaces et a fourni de nombreux navires ou de pièces industrielles pour les projets arctiques russes. Ainsi, grâce à ces partenariats et à des innovations techniques, l’exploitation des ressources de l’Arctique prend son essor, faisant de la région un pôle énergétique émergent malgré l’isolement géographique et les conditions extrêmes.

2. Enjeux commerciaux : promesses et réalités de la navigation arctique

Sur le papier, les routes maritimes arctiques offrent un raccourci géographique pour le commerce mondial. Rallier l’Asie orientale et l’Europe du nord via l’océan Glacial Arctique permet d’éviter d’importants détours et des dépenses en carburants toujours plus lourdes. Dans ce cas on parle de la règle des 30% : un voyage maritime de Shanghai à Rotterdam par la Route du Nord peut être inférieur de 30 % en distance à celui passant par Suez. Concrètement, cela représente un gain de temps de 10 à 15 jours entre l’Asie et l’Europe, par rapport à la route du canal de Suez. De plus cela permet un gain de carburant de l’ordre là aussi de trente pourcents. 

D’après Rosatom, chaque transit par la RMN pourrait ainsi économiser entre 1,5 et 2 millions d’euros en carburant et frais de passage notamment au canal de Suez où les frais peuvent parfois atteindre plusieurs centaines de milers d’euros pour un grand porte-conteneurs. De plus, ces itinéraires septentrionaux évitent le passage dans des zones à risques comme la mer Rouge et le golfe d’Aden connus pour la piraterie ou des épisodes politiquement instables. La navigation par le pôle élimine aussi le risque de blocage d’un canal (souvenons-nous l’échouement de l’Ever Given à Suez en mars 2021, qui avait paralysé le trafic mondial pendant une semaine). Enfin, l’augmentation générale du commerce mondial congestionne les grandes routes maritimes : dans un contexte où près de 10 milliards de tonnes de marchandises transitaient annuellement par voie maritime en 2014, les routes arctiques apparaissent comme une soupape potentielle pour absorber une partie de ce flux croissant.

Toutefois, la réalité actuelle du trafic arctique reste très en-deçà de ces espoirs théoriques. Les routes polaires demeurent saisonnières, dangereuses et exigeantes, ce qui limite fortement leur attractivité commerciale. La Route maritime du Nord (passage du Nord-Est) a certes connu une croissance du trafic depuis les années 2010, principalement portée par la Russie, mais il s’agit quasi exclusivement de navigation de destination liée aux projets d’extraction locaux (minerais, hydrocarbures) plutôt que de transit international. En 2023, le volume total de fret acheminé via la RMN a atteint 36,3 millions de tonnes un record historique, mais cela reste modeste comparé aux 4 milliard de tonnes transitant en 2023 par le canal de Suez. Surtout, la composante transit pur (c’est-à-dire des navires empruntant la route arctique pour relier deux ports extérieurs à la région) est marginale : sur ces 36 Mt, la quasi-totalité provient de cargaisons à l’export des gisements russes de l’Arctique ou du ravitaillement des communautés arctiques russes. Effectivement on compte encore aujourd’hui seulement 65 transits complets. 

Il existe néanmoins une autre solution pour une route arctique, le Passage du Nord-Ouest canadien. Celui-ci demeure quasiment in emprunté par les navires de commerce : selon les géographes, navigable que quelques semaines dans les meilleures années. Entre 1906 et 2008, à peine 120 navires ont réussi la traversée complète du Nord-Ouest, essentiellement des brise-glaces, navires scientifiques ou croisières d’expédition. Le trafic commercial régulier y est inexistant, du fait d’un climat encore plus rigoureux qu’en Russie et de l’absence quasi totale d’infrastructures portuaires dans l’Arctique canadien.

Plusieurs facteurs structurels expliquent pourquoi ces routes arctiques, pourtant plus courtes sur le plan géographique, ne se sont pas (encore) imposées dans le commerce mondial. D’abord, les contraintes naturelles demeurent sévères, en plein été, lorsque la banquise atteint son minimum, la navigation reste entravée par la présence de glaces dérivantes. Une zone dite « sans glace » peut encore comporter jusqu’à 15 % de glace résiduelle en surface, notamment des morceaux compacts appelés growlers qui représentent un danger redoutable pour les coques. Des plaques de banquise peuvent aussi être charriées par les vents et courants, venant bloquer ou retarder le passage dans un détroit pourtant déclaré ouvert quelques jours plus tôt. La cartographie maritime de l’Arctique reste incomplète limitant la capacité de manœuvre des gros navires dans ces eaux peu connues. La profondeur des deux principaux passages arctiques est d’ailleurs limitée avec environ 13 m de tirant d’eau maximum dans certains détroits, ce qui exclut les superpétroliers ou porte-conteneurs géants, et impose des navires de taille plus modeste. 

En outre, la fenêtre de navigation est courte et variable : la partie orientale de la RMN (mer de Laptev, détroit de Béring) n’est praticable que de juillet à octobre dans le meilleur des cas. On observe certes une tendance à l’allongement de la saison navigable avec le recul de la banquise ; par exemple en 2020 la RMN est restée ouverte sur une durée record de 9 à 10 semaines consécutives. Mais l’ouverture effective reste tributaire de certaines conditions. En 2023, les derniers convois de transit ont dû quitter la route fin octobre, dès le retour des glaces. Cette incertitude sont difficilement compatibles avec les exigences du commerce moderne, où la fiabilité des chaînes logistiques et la ponctualité sont primordiales. Aucune grande compagnie de transport de conteneurs ne peut risquer de voir son navire retardé ou bloqué par les glaces, ce qui ruinerait les engagements de livraison.

Ensuite, les défis d’infrastructure et de coûts sont majeurs. Contrairement aux routes traditionnelles jalonnées de multiples ports d’escale les routes arctiques ne proposent presque aucun port de secours sur des milliers de kilomètres. Sur la RMN, hormis les ports de Mourmansk et de Arkhangelsk à l’ouest dégagés toute l’année ainsiq que le hub de Pevek à l’est, les autres installations portuaires sont de petite taille et souvent prises par les glaces en hiver. Un navire qui s’engage en Arctique doit donc être autosuffisant sur de très longues distances, sans possibilité de réparation ou de déchargement intermédiaire ce qui constitut un sérieux frein commercial. Le secours en cas d’accident est également problématique : les capacités de recherche et sauvetage restent limitées dans ces régions isolées, avec quelques brise-glaces garde-côtes mais pas de couverture rapprochée le long de la route. Les assurances maritimes appliquent en conséquence des primes élevées, environ 0,05 % à 0,1 % de la valeur du navire par an pour toute navigation arctique, renchérissant le coût global. Par ailleurs, les législations russe et canadienne imposent des restrictions additionnelles (présence de pilotes spéciaux, plan de route approuvé, escortes obligatoires selon les cas) qui ralentissent et complexifient le transit. Par exemple, la Russie divise la RMN en sept tronçons et facture l’escorte brise-glace pour chaque segment : en 2016, le coût annoncé pour un transit complet ouest-est d’un navire moyen sans classe glace était de 28,6 millions de roubles (environ 320 000 €) un péage supérieur à celui du canal de Suez pour un navire de taille comparable. Ce surcoût substantiel dissuade nombre d’armateurs.

Enfin, l’adéquation technico-économique des navires doit être repensée pour l’Arctique. Seuls des bateaux spécialement conçus peuvent affronter les glaces en limitant les risques : coques renforcées, gouvernails protégés. Ces navires « polaires » requièrent un investissement initial nettement supérieur aux cargos classiques et présentent souvent une efficacité moindre en eau libre avec une forme de coque moins hydrodynamique entraînant une surconsommation de fuel. Leur taille est aussi contrainte : pour gagner en maniabilité et avoir un tirant d’eau compatible avec les faibles profondeurs, on privilégie des navires plus petits, donc bénéficiant moins d’économies d’échelle. Tous ces facteurs réduisent voire annulent l’avantage en coûts et en temps procuré par le raccourci géographique arctique. En pratique, la vitesse moyenne sur la RMN doit souvent être réduite (en présence de glaces, les navires avancent parfois en “convoi” derrière un brise-glace à <10 nœuds) et des détours sont possibles pour contourner une banquise mobile, ce qui allonge le trajet. Ainsi, le gain de temps initial peut fondre à quelques jours seulement, tandis que les dépenses comme le carburant additionnel en raison du froid, primes d’assurance, coûts d’équipage polaire plus nombreux, matériel anti-gel explosent. Un armateur se retrouve in fine avec un navire plus cher, plus petit, plus lent et plus risqué… Un calcul économique souvent défavorable, à moins de transporter une cargaison particulièrement rémunératrice ou vitale. De fait, les seuls flux maritimes qui prospèrent aujourd’hui en Arctique sont ceux indissociables des ressources locales : transport du pétrole, du gaz, des minerais extraits dans la région, ou ravitaillement des sites isolés. 

Par exemple, les navires de GNL de Yamal naviguent vers l’Asie en été dès que la route le permet, car le temps de parcours jusqu’en Chine n’est que de 19 jours via la RMN (contre 35 jour par Suez). En revanche, le transport de conteneurs ou de biens manufacturés, où la ponctualité est essentielle et les marges faibles, reste à l’écart. La compagnie Maersk a bien tenté un voyage test d’un porte-conteneurs sur la RMN en 2018, mais n’a pas ouvert de ligne régulière ensuite, estimant que les conditions ne sont pas réunies pour un service fiable.

À moyen terme, il est probable que les routes arctiques demeurent des axes secondaires, car les incertitudes techniques et commerciales en Arctique restent incompatibles avec la logique des flux tendus mondiaux c’est-à-dire une gestion avec des stock réduit au minimum. L’Arctique devrait donc avant tout être une destination pour desservir les populations locales et exporter les matières premières arctiques plutôt qu’un couloir majeur de transit intercontinental. Ce constat vaut au moins jusqu’au milieu du siècle. À plus long terme, si le réchauffement aboutissait à une disparition quasi totale de la glace estivale, de nouvelles routes directes pourraient s’ouvrir, notamment via le pôle Nord géographique en haute mer. Dans ce scénario d’un « océan Arctique bleu » vers 2050-2060, les flottes commerciales pourraient emprunter un itinéraire transpolar en eau libre sur plusieurs mois par an, raccourcissant encore les distances sans dépendre des couloirs côtiers russes ou canadiens. Mais d’ici là, de nombreux obstacles devront être levés pour que l’Arctique se mue en autoroute maritime : fiabilité des prévisions glacielles, adaptation complète des navires, mise en place d’infrastructures de secours, et surtout stabilisation du contexte géopolitique.

3. Volet sécuritaire : la remilitarisation du Grand Nord

La base militaire russe ultra-moderne du « Trèfle Arctique » (Arktitcheskiy Trilistnik) sur l’archipel François-Joseph, inaugurée en 2017 à 600 km du pôle Nord, symbolise la montée en puissance militaire de la Russie en Arctique.

L’ouverture de l’Arctique et la rivalité accrue pour ses ressources ont entraîné une remilitarisation progressive de la région au cours de la dernière décennie. Pendant la période post-guerre froide (années 1990-2000), l’Arctique avait vu une nette diminution des forces militaires : bases fermées, patrouilles réduites, coopération russo-occidentale sur les secours en mer. Mais depuis les années 2010, la Russie et OTAN ont repositionné l’Arctique dans leur stratégie de défense, ravivant certaines dynamiques héritées de la guerre froide.

La Russie, en particulier, mène un effort soutenu pour renforcer ses capacités militaires dans le Grand Nord, qu’elle considère comme un pilier de sa stratégie de puissance et de sa sécurité nationale. Moscou a rouvert et modernisé 14 anciennes bases aériennes soviétiques disséminées le long de son littoral arctique (archipels de Nouvelle-Zemble, François-Joseph, Nouvelle-Sibérie, Terre du Nord) et en a inauguré 6 nouvelles ces dernières années. Ces bases comprennent des aérodromes, des radars et des garnisons dans des lieux autrefois abandonnés. La plus emblématique est la base dite du Trèfle Arctique sur l’archipel François-Joseph, une installation capable d’accueillir une centaine de militaires en permanence à seulement 600 km du pôle Nord. C’est la base la plus septentrionale au monde. De manière générale, les Russes ont déployé toute une chaîne d’installations militaires tout au long de la Route du Nord formant un réseau d’appui logistique et de surveillance.

Parallèlement, la Russie a introduit en Arctique de nouveaux systèmes d’armes modernes à vocation défensive. Des batteries de missiles de défense anti-aérienne S-400 ont été installées en Nouvelle-Zemble et sur la péninsule de Taymyr, couvrant le ciel arctique sur de vastes rayons. Des systèmes côtiers Bastion (missiles anti-navires) protègent certaines bases clés. La flotte de drones de surveillance a été étoffée pour le suivi des activités dans la zone (détection des navires, surveillance des glaces). En orbite, la Russie a lancé des satellites dédiés à la communication et au repérage en haute latitude, afin de combler le déficit de couverture près du pôle. Ces moyens renforcent une posture anti-accès, qui s’étend désormais du haut Arctique jusqu’à la mer de Barents et la zone GIUK (Groenland–Islande–UK) en direction de l’Atlantique Nord. La péninsule de Kola, proche de la Norvège, demeure le cœur névralgique du dispositif russe : on y trouve la base navale de Mourmansk et surtout la ville close de Severomorsk, quartier-général de la Flotte du Nord. Cette flotte, la plus puissante de la Marine russe, abrite notamment les deux-tiers des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Ces deerniers sont stratégiques pour la Russie. Ces submersibles nucléaires, armes de la dissuasion, opèrent sous la protection de la banquise arctique dans le cadre de la doctrine du bastion. Ainsi, l’Arctique est crucial pour la dissuasion nucléaire russe, tout comme il l’est pour les Occidentaux (les sous-marins américains et britanniques patrouillent également sous la calotte polaire lors d’exercices réguliers). On comprend dès lors l’importance pour Moscou de sécuriser cet espace : « assurer la sécurité militaire de la Russie » dans le Grand Nord est un objectif explicitement fixé aux forces russes par le Kremlin.

Les activités militaires russes en Arctique se manifestent aussi par une augmentation des manœuvres et démonstrations de force. En mars 2021, l’exercice géant Umka-21 a vu trois sous-marins nucléaires russes percer la banquise simultanément dans l’archipel François-Joseph. En septembre 2022, l’exercice Umka-2022 en mer des Tchouktches a impliqué des tirs de missiles de croisière depuis un sous-marin nucléaire en immersion, rappelant que la portée des armes russes pourrait menacer des cibles jusqu’en Amérique du Nord. Des vols de bombardiers stratégiques Tu-160 et Tu-95 ont aussi eu lieu contournant parfois l’espace aérien norvégien pour tester les défenses de l’OTAN. Ces activités accrues inquiètent les Occidentaux. Le contexte depuis 2014 puis surtout l’invasion de l’Ukraine en 2022 a fait exploser la méfiance : toute initiative russe en Arctique est désormais scrutée comme hostile.

En réponse, les pays de l’OTAN et partenaires ont renforcé leur posture dans le Grand Nord. L’Alliance atlantique, qui intègre désormais tous les États scandinaves depuis 2023 a placé l’Arctique haut dans son agenda de défense. Des exercices militaires de grande envergure y sont organisés : Trident Juncture 2018 en Norvège a mobilisé 50 000 soldats, ce qui en a fait le plus important exercice de l’OTAN depuis la guerre froide. Plus régulièrement, la série Cold Response entraîne des troupes alliées aux combats en conditions subarctiques ; l’édition 2022 a rassemblé 30 000 militaires de 23 pays en Norvège, y compris des forces américaines, britanniques et françaises, un signal clair de l’engagement occidental dans la région. Les marines alliées patrouillent davantage dans l’Atlantique Nord et en mer de Norvège : la Seconde Flotte américaine, réactivée en 2018, se focalise sur l’Atlantique-Arctique, tandis que le Royaume-Uni a publié en 2018 une stratégie “Defence Arctic” renforçant ses moyens de contrôle des passages nord-ouest et du nord-est. Des sous-marins nucléaires d’attaque occidentaux multiplient les missions sous la banquise ; chaque année, l’US Navy organise l’exercice ICEX près du pôle, où des submersibles percent la glace pour tester leurs capacités.

Les États scandinaves affinent leur posture à l’égard de la menace russe. La Norvège, seule membre de l’OTAN en Arctique jusqu’en 2022, porte le fardeau de la vigilance : son quartier-général militaire a été déplacé au nord pour être plus proche de l’Arctique, elle a investi dans des avions de patrouille maritime pour traquer les sous-marins russes au large de la Norvège, et accueille régulièrement des unités américaines. Le Danemark lui a annoncé début 2025 un investissement historique de 14,6 milliards de couronnes soit 1,95 milliard d’euros pour renforcer sa présence militaire en Arctique et Atlantique Nord. Ce plan, élaboré en concertation avec le Groenland et les Îles Féroé, vise à acquérir trois nouveaux navires d’intervention arctique, à déployer des drones longue portée supplémentaires pour la surveillance, et à améliorer les capacités satellitaires dans le Grand Nord. Il s’agit clairement de pallier la montée des menaces perçues : « Le niveau de menace s’est aggravé dans l’Arctique et l’Atlantique Nord. Nous devons donc renforcer significativement la présence de la Défense dans ces régions », a déclaré le ministre danois de la Défense en janvier 2025. Cet effort danois répond autant à l’activité russe qu’à la perspective d’intérêts d’autres puissances dans la région du Groenland. D’ailleurs, le Groenland est désormais considéré comme un territoire hautement stratégique : sa position géographique en fait la trajectoire la plus courte entre l’Amérique du Nord et la Russie pour des missiles balistiques ou des avions stratégiques. Pour se défendre les États-Unis y exploitent la base de Thulé et de Pituffik depuis la guerre froide, car c’est un élément clé du réseau de radars d’alerte face aux attaques nucléaires. Washington a montré par la suite un intérêt et ce de façon très offensive pour le Groenland, cela dans un but sécuritaire. Au point que Donald Trump a un temps proposé en 2024 d’acheter le Groenland au Danemark, qualifiant son contrôle de « nécessité absolue » pour la sécurité américaine. Si l’offre a été rejetée avec stupeur par Copenhague, elle illustre la prise de conscience géostratégique autour de l’Arctique.

En somme, on assiste à une véritable ré-émergence de l’Arctique comme zone de confrontation militaire potentielle. C’est désormais un espace quadrillé par les radars, patrouillé par les avions de chasse et sillonné sous la surface par les sous-marins nucléaires. Cette militarisation augmente le risque d’incidents : un accrochage entre navires ou avions, une collision de sous-marins sous la banquise, ou une erreur d’interprétation des mouvements adverses, pourraient survenir. Jusqu’ici, toutes les parties se montrent prudentes pour éviter un dérapage incontrôlé. Des canaux de communication militaire come la ligne directe OTAN-Russie existent pour la prévenir au conflit en cas d’exercice à proximité. Néanmoins, la situation s’est compliquée depuis la guerre en Ukraine : la confiance mutuelle est rompue entre la Russie et l’Occident, rendant l’Arctique à nouveau propice aux démonstrations de force et aux suspicions réciproques. La Russie justifie ses déploiements comme purement défensifs et nécessaires pour protéger son territoire arctique immensément étendu. Cette situation évoque une nouvelle course aux armements localisée dans le Grand Nord. Si elle n’est pas encore aussi intense qu’à l’époque de la guerre froide, la tendance est clairement au renforcement militaire de part et d’autre du cercle polaire. 

SOURCES

  • Baudu, Hervé. Les routes maritimes arctiques. Paris : L’Harmattan, 2023 (édition enrichie).
    Disponible sur : https://editions-harmattan.fr/catalogue/livre
  • Geoconfluences – ENS de Lyon. La course à l'appropriation des plateaux continentaux arctiques, un processus lent et concerté, in Geoconfluences, ENS Lyon.
    Disponible sur : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques
  • Geoconfluences – ENS de Lyon. Les grands détroits et canaux internationaux dans la géopolitique, in Geoconfluences, ENS Lyon.
    Disponible sur : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques
  • Geopolitics.fr. L'Arctique : le nouveau théâtre des rivalités mondiales, 7 mars 2025.
    Disponible sur : https://geopolitics.fr/2025/03/07/lartique-le-nouveau-theatre
  • Les Yeux du Monde. Géopolitique de l’Arctique : une région sous haute tension, in Les Yeux du Monde, 2023.
    Disponible sur : https://les-yeux-du-monde.fr/mondialisation
  • Observatoire de l’Arctique. Les routes maritimes arctiques : un enjeu de commerce international et de liberté de navigation, 2023.
    Disponible sur : http://observatoire-arctique.fr/economie/routes-maritimes-arctiques
  • Persée. Histoire du développement de la route maritime arctique, in Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, vol. 133, 2008.
    Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/acths_1764-2010_2008_num_133_1_1041
  • Planète Énergies. Les routes potentielles de l’Arctique, in Planète Énergies, 2022.
    Disponible sur : https://www.planete-energies.com/fr/media/article/les-routes-potentielles-de-l-arctique
  • Revue Critique Internationale. Géopolitiques arctiques : pétrole et routes maritimes au cœur des tensions, in Critique internationale, Cairn.info.
    Disponible sur : https://shs.cairn.info/revue-critique-internationale
  • Système d'information documentaire de l’INSP. Géopolitiques arctiques : pétrole et routes maritimes au cœur des tensions.
    Disponible sur : https://documentation.insp.gouv.fr/insp/doc/SYRACUSE
  • The Arctic Institute / CHNL. LNG Export from the Yamal LNG Project in 2024.
    Disponible sur : https://chnl.no/news/lng-export-from-the-yamal-lng-project-in-2024

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