Les rapports Martre et Carayon, 30 ans après.

Marc-Antoine ANDREANI

Le rapport Martre

La fin de la guerre froide a laissé place à une concurrence économique mondialisée et multipolaire. En effet, le processus de mondialisation des échanges et la révolution des nouvelles technologies ont entraîné un déplacement des logiques de puissance, historiquement ancrées dans le champ militaire, vers la sphère économique.

C’est dans ce contexte que l'intelligence économique est perçue comme un outil de compréhension de la réorganisation des économies des États tiers, permettant aux entreprises et aux États de comprendre et d'anticiper les évolutions des marchés et les stratégies de leurs partenaires-concurrents, afin de travailler en synergie.

Avant 1994, bien que l’intelligence économique existe en France, elle se limite à la veille stratégique et reste l’apanage de quelques grandes entreprises. Ce n’est toutefois pas le cas dans d'autres pays. En Suède et en Allemagne, il existe déjà une réelle coordination entre l’administration et les entreprises, reposant sur une confiance mutuelle et transparente. Au Japon, la culture collective de l’information économique est déjà bien ancrée.

Publié en 1994, le rapport du groupe de travail « Intelligence économique et stratégie des entreprises » du Commissariat général au Plan, présidé par Henri Martre, constitue le premier rapport structurant sur l'intelligence économique en France. Son objectif est de mieux comprendre les facteurs immatériels de la compétitivité. La France et ses entreprises prennent alors conscience que l’information économique, devenue un levier essentiel de performance, nécessite une gestion stratégique dans un contexte mêlant concurrence et coopération, où l’accès aux données est crucial pour anticiper les marchés potentiels et les stratégies des concurrents.

Ce rapport met en évidence les principales faiblesses de la France dans ce domaine :

  • Un manque de coordination globale : l’information circule à un niveau élitiste, échappant en grande partie aux petites et moyennes entreprises. Ces dernières travaillent en vase clos sans mutualiser les connaissances au bénéfice du bien commun.
  • Un cloisonnement administratif : les barrières entre l’administration et les entreprises entravent la circulation des informations stratégiques.
  • Une culture de l’intelligence économique limitée au domaine métier : l’information n’est souvent pas diffusée à l’échelle de l’entreprise ou de l’administration.
  • Un attachement rigide aux valeurs culturelles françaises : la France peine à prendre en compte les réalités du marché mondial, ce qui freine sa compétitivité internationale.

Axes de recommandations

Quatre axes sont proposés dans le rapport Martre :

  1. Diffuser l’intelligence économique au sein des entreprises, en engageant les directions générales à sensibiliser et mobiliser l’ensemble du personnel.
  2. Améliorer les flux d’informations entre secteurs privé et public, en réduisant les cloisonnements.
  3. Lancer un programme de création de banques de données stratégiques.
  4. Sensibiliser et proposer des formations en intelligence économique.

Ce rapport a permis d’éclaircir la vision de l’intelligence économique en France, mais il n’a pas eu l’impact escompté. Depuis, la France n’a cessé de se désindustrialiser, perdant de nombreux marchés et en compétitivité. Par ailleurs, la concurrence internationale entre entreprises est devenue extrêmement rude, et les relations géoéconomiques entre États prennent aujourd’hui la forme d’une véritable guerre économique.

Le rapport Carayon

C’est pourquoi, en 2003, le député Bernard Carayon propose un nouveau rapport visant à dresser un état des lieux de l’intelligence économique en France, formuler de nouvelles recommandations, identifier les faiblesses du système, valoriser la fonction de l’intelligence économique et définir les conditions optimales pour améliorer sa coordination. Ce rapport propose 38 recommandations, en prônant une politique publique fondée sur un patriotisme économique et une sécurité économique, dans un contexte de guerre économique.

Carayon met à nouveau en avant l’importance d’une coordination étroite entre les secteurs public et privé. Il insiste sur la nécessité d’élaborer une véritable stratégie d’État, notamment à travers la création d’un Conseil national de sécurité économique. Il plaide également pour un renforcement de la formation en intelligence économique et appelle à repenser la politique d’influence française, notamment en améliorant l’anticipation stratégique au sein des institutions européennes.

Un des points majeurs du rapport est la fin de la naïveté française face aux pratiques internationales, insistant sur la nécessité d’adopter une approche plus réaliste et proactive en matière d’intelligence économique.

L’évolution principale du rapport Carayon est la reconnaissance de l’interconnexion croissante des économies dans un environnement globalisé, où l’Union européenne joue un rôle essentiel, non seulement en matière de régulation économique, mais aussi dans les interactions entre États membres.

Le rapport souligne ainsi le rôle clé de l’Europe en tant que bloc économique majeur, capable d’influencer l’élaboration des normes et régulations internationales. Que ce soit en matière de droit du commerce, de protection des données ou de transition énergétique, l’UE doit s’affirmer en adoptant des positions stratégiques cohérentes, nécessitant une meilleure coordination des efforts entre États membres en matière d’intelligence économique.

30 ans après : quelles leçons ont été tirées ?

Depuis la publication des rapports Martre et Carayon, la France a rencontré de nombreuses difficultés dans la mise en application des mesures préconisées en intelligence économique. Malgré quelques avancées sur le plan théorique, leur mise en oeuvre reste largement insuffisante.

L’un des principaux obstacles demeure le manque de coordination entre le secteur privé et les pouvoirs publics. Bien que des initiatives aient été lancées, elles ont souvent été de courte durée ou n’ont pas bénéficié d’un soutien politique suffisant.

Un exemple concret de cette difficulté est la création en 2009 de la Délégation interministérielle à l’intelligence économique (D2IE), censée coordonner les efforts entre l’État et les entreprises. Toutefois, cette structure a été supprimée en 2015 par manque de moyens et de soutien politique. Contrairement à des pays comme les États-Unis, qui disposent d’agences dédiées comme le National Counterintelligence and Security Center, la France ne s’est pas dotée d’une institution stable garantissant une politique cohérente et pérenne en intelligence économique.

Le cloisonnement persiste entre le public et le privé, et les PME restent privées d’informations stratégiques essentielles pour se défendre face à la concurrence internationale. Le secteur privé peine à obtenir des renseignements sur les menaces extérieures et les politiques économiques des autres nations, augmentant leur vulnérabilité aux risques d’espionnage industriel, de rachats hostiles et de perte de compétitivité.

L’intelligence économique ne doit cependant pas se limiter à une approche défensive : elle doit aussi adopter une stratégie offensive, permettant d’influencer les dynamiques économiques mondiales et de saisir de nouvelles opportunités.

Deux exemples illustrent cette approche offensive :

  • La Chine, qui, via des institutions comme la China National Petroleum Corporation ou la China Investment Corporation (CIC), mène une stratégie de prise de contrôle des ressources naturelles à l’échelle mondiale.
  • L’Union européenne, qui, par la régulation des données et les normes environnementales, a imposé de nouvelles normes mondiales, obligeant des entreprises américaines et asiatiques à s’adapter pour continuer à opérer en Europe.

Aujourd’hui, la France peine encore à institutionnaliser une véritable culture de l’intelligence économique, pourtant essentielle pour affronter les défis géoéconomiques du XXIᵉ siècle.

Sources

- https://www.senat.fr/rap/r22-872/r22-8723.html

- https://www.helios-detective.com/wp-content/uploads/2023/01/rapport-martre.pdf

- https://www.assemblee-nationale.fr/12/rap-info/i1664.asp

- https://www.portail-ie.fr/ressources/ouvrages/rapport-martre/

- 30 ans après le rapport Martre, les pionniers de l’IE en France témoignent pour demain : https://www.youtube.com/watch?v=06pybunsDMQ&t=96s

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