Le Rapport Lienemann pour une transformation culturelle de l'intelligence e conomique en France

Marc-Antoine ANDREANI

Après avoir analysé les rapports Martre (1994) et Carayon (2003), qui mettaient en lumière les retards de la France en matière d’intelligence économique, nous nous penchons aujourd’hui sur le rapport « Anticiper, adapter, influencer : l'intelligence économique comme outil de reconquête de notre souveraineté », publié vingt ans après celui de Carayon, par Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Baptiste Lemoyne. Ce rapport, d’une importance stratégique, a pour ambition de traduire en actions concrètes les recommandations formulées dans les précédents rapports.
En dépit des efforts déployés par la France, qui a créé des structures dédiées à l’intelligence économique – telles que le Comité pour la compétitivité et la sécurité économique, le Haut responsable à l'intelligence économique, la Délégation interministérielle à l'intelligence économique et le Commissariat à l'information et à la sécurité économique – le pays reste toujours sans une véritable politique cohérente d’intelligence économique. Un équilibre entre les volets défensifs et offensifs reste absent. Les défis identifiés il y a plus de 30 ans demeurent largement inchangés, soulignant la nécessité urgente d’une stratégie nationale intégrée et cohérente face à notre souveraineté de plus en plus affaiblie, notre perte de compétitivité et notre désindustrialisation.
Dans ce contexte, Lienemann insiste sur l’importance de protéger nos intérêts économiques tout en préparant l’avenir. Le rapport formule ainsi quatre axes stratégiques que la France doit impérativement privilégier pour établir une stratégie nationale solide et efficace.

1er Axe : Mise en place d’une stratégie nationale d’intelligence économique :


Tout d’abord, les recommandations faites par les rapports Martre et Carayon sont toujours d’actualité. Il faut diffuser de l’intelligence économique au sein de nos entreprises. En effet, en 2023, peu d’entreprises ont réellement adopté de manière structurée cette méthodologie, avec seulement 10 à 15 % des PME françaises utilisant des pratiques formelles d’intelligence économique, selon une étude menée par la Chambre de Commerce et d'Industrie. Cela se traduit par un nombre de ventes échouées d’entreprises stratégiques et par des sabotages orchestrés par des acteurs étrangers. Il y a un réel manque de vigilance, de coordination et de culture stratégique. Il est nécessaire de mettre en place une stratégie plus offensive et pérenne d’intelligence économique.
On peut tout de même noter les avancées réalisées ces dernières années avec la mise en place d’une politique publique de sécurité économique (PPSE) permettant de contrôler les investissements étrangers. La France doit donc renforcer sa protection contre les menaces capitalistiques, les attaques sur la propriété intellectuelle, et surveiller les législations extraterritoriales, surtout avec la rivalité sino-américaine, qui constitue un risque pour l’économie et les entreprises françaises. Il faut renforcer le contrôle des investissements, instaurer un suivi des conditions d’investissement et protéger le patrimoine scientifique, tout en incitant les organismes de recherche à adopter des schémas directeurs pour l'intelligence économique. Cela permettra à la France de mieux anticiper les risques et de sécuriser ses intérêts économiques et stratégiques.

2ème Axe : La création d’une structure interministérielle pérenne au sein de l’État pour l’IE :


Depuis 2018, la France a fait des progrès significatifs dans la structuration de la gouvernance de la sécurité économique. Un comité de liaison pour la sécurité économique (COLISE) a été mis en place, présidé par le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), avec pour mission de préparer les décisions du Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN). Ce comité coordonne les actions des neuf ministères concernés par la sécurité économique. En parallèle, un comité d’orientation du renseignement d’intérêt économique (CORIE) a été créé pour faciliter la coopération entre les administrations économiques et les services de renseignement de l’État, tels que la DGSI et la DGSE. Mais ces comités ont tous souffert des changements fréquents, et cette instabilité empêche la mise en place d’une politique pérenne et cohérente. C’est pourquoi le rapport appelle à la création d’un Secrétariat général à l’intelligence économique (SGIE), une structure interministérielle dédiée à piloter la stratégie nationale d’intelligence économique. Ce SGIE devrait être inscrit dans la loi pour garantir sa pérennité.

3ème Axe : Renforcer la déclinaison territoriale de la politique publique de sécurité économique :  


C’est peut-être le point le plus important de ce rapport : diffuser l’intelligence économique sur l’ensemble du territoire. Cela passe par la politique publique de sécurité économique (PPSE) qui a pour objectif de sensibiliser le public et les acteurs économiques sur les menaces et les enjeux aux niveaux régionaux. Le rapport insiste sur l’importance de désigner des sous-préfets référents d’IE, et d’instaurer un véritable réseau de correspondants ministériels dans les administrations déconcentrées de l’État. Il faut également intégrer une section d’intelligence économique dans les contrats d’objectifs et de performance entre l’État et les chambres de commerce et d’industrie. Pour être clair, une meilleure coordination entre l’État, les collectivités et les acteurs économiques locaux est essentielle pour développer une culture partagée d’IE à tous les niveaux du territoire.

4ème Axe : Formation des acteurs et consolidation de la filière française de l’IE 


Le succès de cette stratégie nationale repose sur la formation et la sensibilisation aux enjeux d’intelligence économique, qui reste insuffisante tant dans les entreprises que dans les administrations. Il est crucial d’intégrer l'intelligence économique dans la formation initiale et continue, notamment dans les écoles de la fonction publique, les écoles de commerce et d’ingénieurs, ainsi que dans les formations universitaires liées aux sciences sociales, aux relations internationales et au droit. Il est aussi essentiel de soutenir la recherche et le développement dans ce domaine, en particulier sur l'intelligence artificielle et la conformité, afin de rendre la filière plus compétitive face aux acteurs anglo-saxons. Enfin, l’intelligence économique doit devenir une culture partagée par tous, et il est recommandé de créer une "réserve nationale" de l’intelligence économique, composée de personnes formées dans ce domaine, pour diffuser ses pratiques et renforcer la vigilance économique au niveau national.

 

Le manque d'influence : Un maillon manquant de la Stratégie Nationale d'Intelligence Économique :

Le rapport sur la stratégie nationale d’intelligence économique (SNIE) met en avant les efforts de la France pour structurer et renforcer sa politique de sécurité économique, mais il néglige fortement un aspect fondamental de l'intelligence économique : son volet offensif, notamment dans le domaine de l'influence. Si le rapport accorde une attention particulière à la protection des actifs stratégiques, à la sécurité économique, à la surveillance des investissements étrangers et à la défense des intérêts nationaux, il manque de vision lorsqu'il s’agit d’exploiter l’intelligence économique comme un outil proactif pour promouvoir les intérêts économiques, industriels et scientifiques de la France. Le rapport met l'accent sur la surveillance des investissements étrangers en France mais n'insiste pas sur l'importance de l’influence française à l’étranger. La France doit adopter une vision stratégique qui inclut une diplomatie économique proactive, une meilleure gestion des investissements étrangers et un soutien plus fort à la recherche en intelligence économique.

En somme, bien que la volonté de Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Baptiste Lemoyne de mettre en place une véritable transformation culturelle de l'intelligence économique en France soit une démarche positive, elle ne pourra pleinement réussir que si cette approche intègre également une dimension d'influence stratégique, essentielle pour propulser la France au cœur des enjeux économiques mondiaux.

Pour aller plus loin :

Lienemann, M.-N., & Lemoyne, J.-B. (2023). Rapport d'information fait au nom de la délégation sénatoriale aux entreprises sur l’intelligence économique, outil de reconquête de la souveraineté économique nationale (Rapport n° 872). Sénat. https://www.senat.fr/rap/r22-872/r22-8721.pdf

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