La nouvelle menace de l'arsenal de lois
extraterritoriales chinoises.
Léopold CHIPOT
L'extraterritorialité des lois, autrement dit, la capacité d’un Etat a imposé son droit en dehors de ses frontières, n’est pas une pratique jeune. En revanche, son analyse l’est, des évènements marquants en Europe - comme l’Affaire Alstom ou BNP Paribas - ont concentré notre attention sur les Etats-Unis. Si cet arsenal est, de fait, le plus achevé mais surtout le plus offensif, il est néanmoins nécessaire de s’intéresser à la réaction de son adversaire : la Chine. L’Empire du Dragon a historiquement appliqué le principe de “réaction symétrique” face aux Etats-Unis, pour niveler le rapport de force et concurrencer l’hégémon.
Un rapport historique à l’impérialisme : entre rejet et émancipation
Avant d’approfondir sur les rouages des lois extraterritoriales chinoises, il n’est pas vain de rappeler le substrat historique du rapport de la Chine à l'extraterritorialité. Des décennies de domination étrangère – on songe à l’occupation japonaise, à ces concessions octroyées aux puissances occidentales, à la soumission presque obligatoire via des traités inégaux comme le Traité de Nankin de 1842 – ont nourri chez la Chine ce dégoût instinctif de l’hégémonie. L’américain, lui, a endossé l’extraterritorialité, y voyant un outil pour perpétuer son impérialisme juridique et consolider sa sphère d’influence.
La Chine, en miroir, eut longtemps l’allure d’un pays farouchement imperméable à ce genre de projection juridique, comme si l’idée de calquer sa loi hors de ses frontières offensait quelque chose de profond dans son histoire. Pourtant, sous la pression des marchés et en réponse à la fulgurante montée en puissance de son économie, l’Empire du Milieu délaisse peu à peu cette réticence innée. Il amorce un lent virage vers un emploi plus assumé de l’extraterritorialité, pressé à la fois par le bras de fer commercial avec Washington et par la volonté de ne plus subir inlassablement la loi du plus fort.
Une asymétrie structurelle longtemps défavorable aux Chinois
Concurrencer l’hégémon n’est pas chose facile et les Etats-Unis ont longtemps bénéficié d’un avantage structurel. En effet, le rôle prédominant du dollar et l’emprise des géants technologiques ont permis une application extraterritoriale du droit promptement réalisable. Chose moins évidente pour la Chine qui, bien qu’ayant ses propres géants (les BATX : Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) n’a pas le même stade de pénétration mondiale. Étant réduite, la pénétration ne permet pas un accès aussi considérable aux données des utilisateurs.
On ajoute par ailleurs la participation dominante des Etats-Unis dans des accords internationaux permettant de pousser des réglementations à portée extraterritoriale. On pense à la Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales qui fut fortement poussée par le pays de l’Oncle Sam en 1997. Le Foreign Corrupt Practices Act devient modèle pour d’autres pays signataires.
Néanmoins, malgré ce retard, les derniers textes juridiques adoptés par Pékin, montrent une volonté de résorber cette asymétrie en posant les bases légales d’une contre-attaque face aux lois Étasuniennes.
Une base solide mais encore peu appliquée : l’émergence du nouvel arsenal
S’il fallait cristalliser en quelques lignes l’humeur de Pékin, on pointerait sans hésiter la loi sur le contrôle des exportations de 2020, conçue pour restreindre l’accès à des ressources ou des technologies sensibles (biens militaires ou duals) et déjà mise en œuvre à travers une licence d’exportation imposée au gallium et au germanium – deux métaux indispensables à la high-tech – sous prétexte de « sécurité nationale ». C’est ce même principe de protection qui a justifié des restrictions additionnelles visant les drones et la transformation des terres rares. Au gré des tensions sino-américaines, on assiste à une montée en puissance de ce texte, qui sert de levier de riposte lorsque Washington impose des limitations – notamment sur les semi-conducteurs. Dans la même veine, la loi contre les sanctions étrangères de 2021, déjà brandie contre d’anciens responsables américains ou des entreprises fournissant des armes à Taïwan (Lockheed Martin, Raytheon), permet à la Chine de prendre des contre-mesures si elle estime ses intérêts menacés. Le concert législatif s’enrichit également d’un Règlement sur la liste des entités non fiables (2020), brandi en menace mais peu utilisé, et d’un Règlement de 2021 contre l’application extraterritoriale injustifiée des lois étrangères (dit « règles de blocage »), lequel interdit formellement aux entreprises opérant en Chine de se plier à certaines obligations étrangères perçues comme discriminatoires. De fait, c’est un arsenal au complet potentiel défensif – les premiers coups de pinceau d’une toile extraterritoriale dont Pékin dessine progressivement les contours.
Écart de puissance : la Chine n’utilise pas (encore) son arsenal pour des rachats offensifs
L’affaire Alstom ou celle de Technip – deux symboles cédés à la puissance américaine – laisse entrevoir la différence d’approche entre Washington et Pékin quand il s’agit de loi extraterritoriale. Les États-Unis ont prouvé maintes fois qu’ils peuvent déstabiliser puis démanteler, grâce à leur arsenal juridique, des entreprises concurrentes avant d’en orchestrer l’acquisition par des groupes nationaux. Cette méthode, tantôt décriée, tantôt excusée, témoigne de ce qu’on pourrait qualifier de « pragmatisme prédateur ».
En revanche, la Chine, malgré la vigueur croissante de ses règles et la rhétorique de protection de ses intérêts, n’a pas dégainé de projet semblable visant à « absorber » la concurrence. Certes, elle multiplie les ripostes législatives et s’attache à punir ou à surveiller des entités, principalement américaines, pour des raisons géostratégiques (Taiwan, Hong Kong, etc.). Mais elle ne donne pas signe de vouloir racheter, scinder, ou dépecer des sociétés étrangères en s’appuyant sur son arsenal – que l’on considère pour l’heure plus défensif que prédateur.
À ce stade, l’idée d’utiliser la force des lois chinoises comme levier d’acquisition se heurte à la fois à la réalité du jeu de puissance et aux objectifs affichés : d’abord sécuriser ses ressources critiques et contenir ceux qu’elle juge trop menaçants, plutôt que s’aventurer dans les pas « impérialistes » de son grand rival.
L’Union européenne a-t-elle rétorqué ?
On pourrait croire que l’Europe, avec sa devise commune et son marché intérieur, saurait ériger une muraille préservant ses propres intérêts, mais la réalité s’avère moins flatteuse : Alstom, BNP Paribas, Deutsche Bank ou Technip témoignent de l’impuissance chronique de nos institutions face à l’extraterritorialité américaine. Ces groupes, pilonnés par la force du dollar et les pressions d’outre-Atlantique, nous rappellent que le « quatrième pouvoir » financier ne se limite pas au seul terrain médiatique. Et à l’heure où la Chine s’apprête à souffler sa propre ritournelle législative, c’est un deuxième front qui s’ouvre, menaçant de broyer les entreprises européennes entre deux mâchoires. Certes, des sursauts, comme la loi Sapin 2 en France, laissent deviner chez quelques élus une volonté de débusquer et d’endiguer les abus ou les chantages diplomatiques. Mais pour l’heure, le vieux continent demeure éparpillé, exposé aux aléas de la diplomatie du billet vert, tout comme à la nouvelle fièvre normative de Pékin. Il faudra bien plus qu’un engagement sporadique pour passer de l’hébétude à la défense active, et retrouver un souffle qui ne soit pas celui imposé par d’autres..
Quels risques à court et moyen terme ?
À brève échéance, il s’agit d’une valse enivrante d’injonctions contraires : les multinationales se trouvent tiraillées entre les règles américaines et les nouvelles prescriptions chinoises. L’heure n’est donc plus à la franche insouciance : chaque décision prise à New York ou à Pékin alimente l’incertitude, et l’on peut aisément imaginer l’embarras de conseils d’administration à la recherche d’itinéraires fiables dans cette nébuleuse réglementaire. Les uns tenteront de feindre la neutralité, d’autres se complairont dans l’ambiguïté. Mais tous guettent avec prudence le moindre geste, tant le faisceau de ces lois (qu’il s’agisse du contrôle des exportations ou de la lutte contre les sanctions étrangères) est susceptible d’alimenter une spirale d’atermoiements et de rétorsions.
À moyen terme, l’Empire du Milieu, fort de cet arsenal juridique, pourrait secouer l’ordonnancement des chaînes d’approvisionnement : quand la volonté politique se fait plus incisive, la prolifération de restrictions ou de menaces de sanctions laisse présager un monde à la géométrie marchande vacillante. Les flux de métaux rares et de composants stratégiques, vitales artères du secteur high-tech, en seraient directement affectés. Certes, l’incertitude n’a rien de neuf, mais il y a lieu de relever que l’ascension de la Chine comme pôle d’extraterritorialité équivaut à un rééquilibrage potentiellement abrupt, voire à un bras de fer planétaire.
Dans ce jeu à deux — Washington et Pékin installés comme superpuissances juridiques —, l’Europe, telle un spectateur inquiet, tâtonne encore quant à la posture à adopter. Pour combien de temps ? Les multinationales européennes, bien qu’historiquement aguerries à l’hégémonie du dollar, n’ont jamais eu à composer avec deux centres de gravité simultanés. Est-ce le début d’une ère où s’entrecroisent droits et devoirs édictés par deux Etats hégémoniques ? L’issue demeure incertaine, mais la direction, elle, paraît claire : tôt ou tard, il faudra, côté européen, assumer une réponse cohérente et peut-être retrouver dans ses propres textes la force de ne pas être éternellement soumis à l’un ou l’autre.
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