La bêche et l’épée contre l’usurier : L’argent au Moyen-Âge français.

Hugues DE MASCAREL

Structure de la société au Moyen-Âge.

La société au Moyen-Âge est divisée en trois catégories dès le haut Moyen-Âge : bellatores (ceux qui combattent) : les nobles, princes, seigneurs, chevaliers ; oratores (ceux qui prient) : les hommes d’Église ; laboratores (ceux qui travaillent) : les paysans. Ces derniers représentent 80 à 90% de la population selon les historiens. Cette société est unie par une seule et même foi : la religion catholique. L’Église est le principal acteur social grâce à ses institutions. Au centre de tout, elle est créatrice d’attitudes, de rassemblements et de ralliements collectifs à ses valeurs. Elle est à la base de la dynamique de socialisation et d’intégration dans cette société. En effet, qui donc a des idées contraires est considéré comme hérétique et peut être mis au ban de la communauté. Pour Jacques Le Goff, célèbre médiéviste français, le Moyen Age est « totalitaire », c’est-à-dire qu’il a la passion du tout, de la globalité, de l’uniformité, rejetant tout ce qui était différent ou étranger.

Le rôle de l’argent tout au long du Moyen-Âge.

Durant le haut Moyen-Âge, l’argent régresse. En effet, le système économique en France est celui d’une « économie-nature ». Par « économie-nature » entendons économie fermée où tous les échanges étaient réduits au strict minimum. L’économie est essentiellement agraire, fondée sur la terre qui fournit le nécessaire. Les paysans travaillent la terre pour se nourrir et payer les redevances au seigneur. Pour les couches supérieures, soucieuses de tenir son rang et de ne pas déchoir, leur subsistance est fournie pour une faible part par les importations étrangères et dans la vaste majorité par le travail de la masse. 

Le travail n’a pas pour but le progrès économique. Il comporte à côtés de fins religieuses (éviter l’oisiveté qui est la porte ouverte au Diable, faire pénitence en peinant), des buts économiques qui sont ceux d’assurer leur subsistance et celle des pauvres inaptes à se procurer la leur, acte chrétien obligatoire pour une économie imbriquée dans la religion. Si dans les textes, des redevances sont indiquées en argent, cela ne veut pas dire qu’elles sont effectivement versées en monnaie. La monnaie n’est qu’une référence, une évaluation, elle sert de mesure à la valeur et n’est pas forcément liée à un paiement en argent.

A partir du Moyen-Âge central, « l’économie-nature » rencontre « l’économie-argent » et la monnaie et l’argent prennent alors leur essor. Ce changement est lié à plusieurs modifications importantes. Le développement du commerce donne une impulsion décisive au maniement de l’argent, l’essor des villes accroît sa circulation et l’essor des secteurs du textile et de la draperie appelle des mouvements d’échanges importants, et donc une demande plus accrue de monnaie. L’argent circule un peu partout en Europe et l’augmentation de la quantité de monnaie était due aussi aux exportations et réexportations de produits orientaux en Europe par les Italiens. 

Enfin, l’usage de l’argent est lui-même favorisé par l’Église en raison du développement de l’État pontifical, du financement des croisades et de l’extension des pèlerinages. Le 13ème siècle voit ainsi l’augmentation des ateliers monétaires que les souverains tentent de contrôler. La frappe d’or, qui avait disparu à l’époque précédente, reprend, signe d’un besoin accru en argent. La construction de l’État, en particulier, est l’un des principaux domaines dans lesquels l’argent prend son essor. C’est à ce moment-là que la bourgeoisie, existant depuis le 11ème siècle en Europe, commence à prendre une importance - relative en comparaison aux seigneurs féodaux - au sein de la société.

La vision de l’argent et des métiers associés.

Tout au long du Moyen-Âge, l’avarice, le commerce, la cupidité sont condamnés. L’usure est un péché selon la Bible. L’usurier est voué à l’Enfer car il commet un crime contre-nature. Tout un bestiaire est consacré à cet horrible personnage qui peut être « un lion ravisseur », « un renard perfide », « un loup voleur et glouton » ou encore, le plus souvent, une araignée. Interdits aux chrétiens par l’Église, les métiers entourant l’argent sont laissés dans une grande partie aux Juifs, eux-mêmes interdits des métiers « de la terre et de l’épée », les mettant au ban du groupe clos que représente déjà la chrétienté et aggravant encore un peu plus les stigmatisations et violences antisémites dont ils souffrent.

La vision de l’argent dictée par l’Église, découle sur la société. Le bénéficiaire de l’évolution économique du Moyen-Âge central que nous appelons grossièrement le bourgeois est pointé du doigt. Les écrivains et artistes au service de la classe dirigeante traditionnelle le stigmatisent : l’usurier bourgeois alourdi par sa bourse qui l’entraine en enfer est exposé à la détestation et à l’horreur des fidèles dans les sculptures des églises.

Cependant, le prêt à intérêt bénéficie d’une progressive justification qui vient de l’aspiration des usuriers à rester de bons chrétiens et de la volonté de l’Église de sauver même les pécheurs. Ensuite, à partir du développement de « l’économie-argent », l’exercice de l’usure est toléré à certaines conditions bien définies. L’usure est justifiée par le risque encouru, par le renoncement à tirer un bénéfice directement de l’argent prêté et par la récompense du travail dont l’argent prêté est la conséquence. Globalement, cependant, l’Église est hostile à l’argent. En témoignent l’inflation de lois somptuaires qui visent à réglementer étroitement le développement du marché du luxe, qui entraîne un besoin accru de monnaie aux 15ème et 14ème siècle. Ces lois doivent, en quelque sorte, édicter un code de bonne conduite. 

Conclusion 

Le Moyen-Âge, régi par une Église toute puissante et instigatrice des normes et des façons de penser, a très longtemps vu d’un mauvais œil l’argent et les métiers qui s’en rapprochent. Garantissant le Paradis aux hommes faisant preuve de charité et se rapprochant des conditions de vie du Christ, pauvres et pieux. Les développements économiques liés à l’accroissement de la démographie et des évolutions technologiques sont contrôlés moralement par l’Église. Les groupes sociaux émergeants lors de ce développement économique (marchands, bourgeois, rentiers) entretiennent avec le reste de la population un dialogue entrecoupé d’épisodes violents. Le marchand ou l’usurier, homme de commerce ou prêteur irremplaçable est haïssable mais nécessaire et utile pour le groupe. Cette vision française et chrétienne de l’argent est à l’opposé de ce qu’a pu être le protestantisme en Allemagne et dans les pays anglo-saxons où l’argent en tant que bien individuel n’est pas mal vu, menant, selon Max Weber, au développement du capitalisme.

 

Sources

  • Jacque Le Goff, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1964.
  • Jacques Le Goff, Le Moyen-Âge et l’argent : Essai d’anthropologie historique, Paris, Perrin, 2010.
  • Georges Duby, Guerriers et Paysans, 7e – 12e siècles : premier essor de l'économie européenne, Paris, Gallimard, 1973.

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