L'extraterritorialité du droit américain : une nouvelle arme économique. 

Marc-Antoine ANDREANI

Les États-Unis ont pris conscience avant tout le monde du nouveau champ de bataille qu’était le droit international, poussant ainsi ce principe encore plus loin pour en faire un réel atout de la guerre économique, consolidant leur rôle de gendarmes du marché, après être devenus les gendarmes du monde. Ce pouvoir s’appuie sur l’extraterritorialité de leur droit, un outil qui leur permet d’imposer leurs normes et règles à des entités étrangères, même sans lien territorial direct avec les États-Unis. 

Grâce à leur puissance économique et leur position dominante dans les échanges internationaux, les États-Unis ont réussi à associer leur souveraineté nationale à tout ce qui touche de près ou de loin à leur pays : qu’il s’agisse de simples transactions en dollars, de filiales d’entreprises basées sur leur sol ou de technologies développées sous leur juridiction. Cette stratégie méticuleuse leur permet de cibler des acteurs étrangers en s’appuyant sur le moindre détail, comme une simple utilisation de leur monnaie ou la présence d’un e-mail transitant par leurs serveurs, pour justifier l’application de leurs lois extraterritoriales. 

Cette instrumentalisation du droit n’a rien de fortuit : elle constitue un véritable levier de domination économique mondiale. Les sanctions financières infligées aux entreprises étrangères, les amendes record imposées et les restrictions commerciales ciblées deviennent autant d’outils pour contrôler des secteurs clés, influencer des négociations, ou encore écarter des concurrents au profit de leurs propres entreprises. En modelant ainsi le comportement des acteurs économiques à l’échelle internationale, les États-Unis ne se contentent pas d’assurer leur hégémonie juridique, mais renforcent surtout leur position stratégique dans les rapports de force mondiaux. 

Face à cette machine bien rodée, l’Union européenne apparaît largement en position de faiblesse. L’affaire Alstom illustre à quel point cette domination américaine peut avoir des conséquences graves pour les intérêts européens et surtout Francais. En effet, en utilisant leurs lois extraterritoriales, les États-Unis ont fragilisé un géant industriel français en le poursuivant pour corruption, imposant des sanctions financières massives et facilitant in fine son rachat par General Electric, un concurrent américain révélant non seulement la puissance des outils juridiques américains, mais aussi une probable collusion entre leur justice et leurs intérêts économiques. 

Dans ce contexte, l’Europe, fragmentée et dépourvue de moyens équivalents, peine à défendre ces entreprises, tandis que la chine commencent tant bien que mal a défendre ses intérêts apparaissant petit a petit comme un contre poids face aux géant américains.

Le fonctionnement de l’extraterritorialité du droit  américain

Les racines de l’extraterritorialité américaine remontent au début du XXᵉ siècle, mais c’est avec la guerre froide qu’elle prend véritablement forme. La loi Trading with the Enemy Act (1917), par exemple, permettait déjà de contrôler les interactions économiques avec les ennemis des États-Unis. Cependant, c’est dans les années 1970, avec le vote du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) en 1977, que l’extraterritorialité moderne se structure. Cette loi visait à criminaliser les pratiques de corruption impliquant des entreprises américaines à l’étranger. Cette législation posait déjà les bases d’un cadre global, en introduisant des mécanismes qui s’appliquent à toute entité ayant des interactions avec le marché américain.

Au départ, l’objectif était d’uniformiser les pratiques éthiques dans les échanges internationaux et de préserver la compétitivité des entreprises américaines face à des concurrents recourant à des pratiques douteuses. Cependant, la portée de ces lois s’étend rapidement, notamment grâce à la définition large de ce qui constitue un « rattachement » au territoire américain. Par exemple, l’utilisation du dollar ou des infrastructures numériques basées aux États-Unis suffit à établir une juridiction.

Dans les années 1990, l’extraterritorialité devient un levier politique explicite avec des lois telles que la loi Helms-Burton (1996) et la loi D’Amato-Kennedy, visant respectivement Cuba, l’Iran et la Libye. Ces textes marquent un tournant en autorisant les États-Unis à sanctionner toute entreprise étrangère ayant des relations économiques avec ces pays, même si ces interactions n’ont aucun lien direct avec les États-Unis. Ce cadre législatif reflète une volonté de Washington d’utiliser le droit comme un outil de coercition, non seulement contre des adversaires politiques, mais aussi pour orienter les comportements économiques mondiaux.

Avec la globalisation et l’essor des échanges numériques, l’extraterritorialité américaine s’intensifie et devient plus sophistiquée. Les attentats du 11 septembre 2001 et la lutte contre le terrorisme offrent un prétexte idéal pour élargir le spectre des lois extraterritoriales. Des lois comme le Cloud Act (2018) étendent encore davantage cette juridiction en intégrant des notions de cybersécurité et de protection des données.

Une Union européenne désarmée face a l’extraterritorialité du droit americain 

L’Union européenne, malgré son poids économique, peine à protéger ses entreprises des conséquences de l’extraterritorialité du droit américain. Les cas d’Alstom et de BNP Paribas démontrent l’impact concret de cette domination juridique et économique.

En 2014, le géant français Alstom, spécialisé dans l’énergie et les transports, a été ciblé par une enquête du Department of Justice (DOJ) américain pour des accusations de corruption. Bien que les faits reprochés aient eu lieu hors des frontières américaines, la justice américaine a pu s’impliquer grâce à des transactions réalisées en dollars et au recours à des infrastructures américaines. Alstom a été accusée d’avoir versé des pots-de-vin à des responsables étrangers pour obtenir des contrats, un comportement interdit par le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA).

Sous pression, l’entreprise a accepté de payer une amende de 700 millions de dollars. Cependant, la véritable conséquence de cette affaire a été la fragilisation d’Alstom, qui a dû vendre sa branche énergie à General Electric (GE), un concurrent américain. Cette vente, largement perçue comme orchestrée sous l’influence du DOJ, a permis à General Electric de s’emparer de technologies sensibles, notamment dans le domaine des turbines nucléaires, un secteur stratégique pour la France. 

Le cas de BNP Paribas en 2014 est une autre illustration de l’impact des lois extraterritoriales américaines sur les entreprises européennes. La banque a été condamnée à une amende record de 9 milliards de dollars pour avoir enfreint les sanctions économiques américaines contre des pays comme le Soudan, Cuba et l’Iran. Ces transactions, réalisées en dollars, ont suffi à établir la compétence des autorités américaines, même si elles n’enfreignaient pas le droit européen. Cette sanction n’a pas seulement fragilisé financièrement BNP Paribas. Elle a également contraint la banque à fournir des informations sensibles sur ses opérations, compromettant ainsi la confidentialité de ses activités. 

Comme dans l’affaire Alstom, ni l’Union européenne ni la France n’ont pu offrir de protection ou une réponse efficace face à cette offensive américaine. Les entreprises européennes, confrontées à des choix stratégiques difficiles, préfèrent se conformer aux exigences américaines pour éviter des conséquences encore plus graves, comme une exclusion du marché américain.

Ces deux affaires révèlent une faiblesse fondamentale de l’Union européenne face à l’extraterritorialité américaine. Malgré sa puissance économique, l’Europe souffre d’un manque d’unité politique et d’outils juridiques adaptés. Chaque État membre possède ses propres priorités économiques et géopolitiques, ce qui empêche une réponse coordonnée face à l’extraterritorialité américaine.

L’absence d’une véritable souveraineté européenne empêche une réponse coordonnée. Les intérêts divergents des États membres et leur crainte de compromettre leurs relations avec les États-Unis paralysent toute action significative. Ainsi, des entreprises comme Alstom et BNP Paribas se retrouvent seules face à des procédures juridiques qui ne visent pas seulement à punir des comportements illégaux, mais à renforcer la domination économique américaine. 

Une des raisons majeures pour lesquelles l'UE est désarmée face à l’extraterritorialité du droit américain est la dépendance de l’Europe au dollar et aux infrastructures économiques dominées par les États-Unis. Le dollar reste la monnaie de réserve mondiale, utilisée dans la majorité des transactions internationales. Cette domination du dollar donne aux États-Unis une capacité quasi unique à imposer leurs lois aux entreprises étrangères.

L’unique recours pour la France : Répondre au droit par le droit 

Dans les années 1990, l'UE a  essayer de mettre en place des mécanismes visant à contrer les sanctions extraterritoriales, notamment le règlement de blocage. Ce règlement visait à interdire aux entreprises européennes de se conformer aux sanctions extraterritoriales des États-Unis. Il s’agissait d’un instrument juridique qui visait à protéger les entreprises contre l’application des lois américaines, mais en pratique, il n’a pas empêché les entreprises de se plier à la volonté des États-Unis, en grande partie à cause de la dépendance au dollar et des risques associés à une exclusion des marchés américains.

Face a l’incapacité de l’Union Européenne, la France a alors de son coté  creer ses propres défenses. La réponse française face à l’extraterritorialité américaine repose principalement sur la loi Sapin 2, adoptée en 2016, qui constitue une avancée majeure pour la lutte contre la corruption et la protection des entreprises françaises. Ce texte impose aux grandes entreprises (celles de plus de 500 salariés et générant un chiffre d’affaires supérieur à 100 millions d’euros) des obligations strictes, comme l’élaboration de cartographies des risques, la mise en place de codes de conduite et la création de dispositifs d’alerte. Ces mesures visent à renforcer la transparence et la conformité des entreprises, limitant ainsi leur exposition à des poursuites étrangères, notamment américaines. La loi a également introduit la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), un mécanisme transactionnel inspiré du Deferred Prosecution Agreement (DPA) américain, qui permet aux entreprises de régler des infractions en coopération avec les autorités françaises, tout en évitant un procès. Ce dispositif a permis d’encourager la coopération entre le Parquet national financier (PNF) et les autorités étrangères, comme dans les affaires Airbus ou Société Générale, tout en affirmant le rôle des institutions françaises dans la gestion de ces litiges.

Malgré ces avancées, la loi Sapin 2 présente des limites significatives en raison de son champ d’application restreint. Centrée exclusivement sur la lutte contre la corruption, elle n’adresse pas d’autres dimensions de l’extraterritorialité américaine, notamment celles liées aux données numériques, aux sanctions économiques ou aux technologies stratégiques. Par exemple, des lois américaines comme le Cloud Act permettent aux autorités des États-Unis d’accéder à des données sensibles stockées en dehors de leur territoire, y compris en France, si ces données sont gérées par des entreprises américaines ou leurs filiales. La loi Sapin 2 ne prévoit aucun mécanisme pour protéger la souveraineté numérique des entreprises françaises dans ce domaine. De même, les sanctions économiques américaines, imposées unilatéralement à des pays ou des secteurs stratégiques, exposent les entreprises françaises à des risques importants si elles poursuivent des activités légales au regard du droit français mais proscrites par Washington. Cette situation est particulièrement problématique dans des secteurs comme l’énergie ou les technologies, où les lois américaines imposent une régulation stricte, affectant directement les intérêts économiques français.

L’offensive Chinoise

La Chine adopte une position particulière et stratégique face à l’extraterritorialité du droit américain, qui s’est renforcée ces dernières années à travers des dispositifs tels que les sanctions économiques, le contrôle des exportations technologiques ou les lois sur la protection des données. Contrairement à l’Europe ou à des pays comme la France, qui cherchent souvent à limiter leur exposition par des dispositifs défensifs, la Chine déploie une stratégie proactive et multifacette, visant à contrer les ingérences américaines tout en affirmant sa propre souveraineté juridique et économique. L’adoption de l’Anti-Foreign Sanctions Law en 2021 en est une illustration emblématique : cette loi permet à Pékin de sanctionner directement les entreprises ou individus étrangers qui appliquent des restrictions jugées contraires aux intérêts chinois, comme les sanctions économiques américaines. Ce cadre législatif offre à la Chine un outil pour résister activement aux ingérences juridiques, tout en affirmant sa souveraineté face à des mécanismes qui, jusqu’alors, dominaient les rapports internationaux.

Sur le plan économique et technologique, la Chine renforce également sa souveraineté juridique avec des lois telles que la Cybersecurity Law et la Data Security Law, qui encadrent strictement le transfert et le traitement des données sensibles. Ces dispositifs visent non seulement à protéger les entreprises chinoises des exigences américaines, telles que celles du Cloud Act, mais aussi à imposer des règles strictes pour limiter l’accès étranger aux informations stratégiques. Par ces lois, Pékin affirme un contrôle total sur son espace numérique, défiant directement les prétentions extraterritoriales des États-Unis.

 

Alors que la France et l’Europe peinent encore à s’affranchir de la tutelle juridique des États-Unis, la Chine, de manière proactive, met en place les bases d’une souveraineté juridique renforcée. Cette dynamique soulève une question fondamentale : si les États-Unis ont fait de l’extraterritorialité un instrument de leur domination mondiale, la montée en puissance de la Chine marque-t-elle le début d’un nouvel ordre juridique international, où plusieurs puissances rivaliseraient pour imposer leurs normes au reste du monde ?

Sources

 

  • ENTRE MESURES EXTRATERRITORIALES ET LOIS DE BLOCAGES, QUEL ORDRE ÉCONOMIQUE MONDIAL ? (s. d.). Dans IRIS.
  • Quatre ans après l’adoption de la loi Sapin II : quel bilan ? (s. d.).  
  • Extraterritorialité du droit : véritable arme de guerre économique ". (s. d.). matheo.uliege.be.  
  • Guerre économique et justice internationale L’affaire Airbus. (s. d.). Jeunes-ihedn. 
  • (RAPPORT SUR L’EXTRATERRITORIALITÉ DU DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE du Haut Comité Juridique de la Place Financière de Paris, s. d.)
  • (Extraterritorialité : Angle Mort de la Sécurité Économique Européenne, s. d.)
  • Fontanel, J., & Sushcheva, N. (2019, 29 mai). L’arme économique du droit extraterritorial américain. https://hal.univ-grenoble-alpes.fr/hal-02144089

 

 

 

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