Acier sous haute tension : Trump double les tarifs, le Japon rachète U.S. Steel la nouvelle bataille pour la souveraineté industrielle américaine
Marc-Antoine ANDREANI
Publié le 10/06/2025
En 2018, lors de son premier mandat, Donald Trump avait déjà frappé un grand coup en imposant des tarifs douaniers de 25 % sur l’acier et 10 % sur l’aluminium importés aux États-Unis. Ces taxes avaient été justifiées à l’époque par des raisons de sécurité nationale : l’administration Trump accusait les importations massives de métaux bon marché de menacer les industries américaines stratégiques. Cette décision unilatérale avait marqué le début de vives tensions commerciales entre Washington et ses partenaires, entraînant des mesures de représailles de la part de pays alliés (Union européenne, Canada, Mexique, etc.) et ouvrant la voie à une véritable guerre commerciale. Elle avait également suscité un débat aux États-Unis sur le pouvoir du président en matière de politique commerciale, car traditionnellement c’est le Congrès qui contrôle les échanges commerciaux internationaux.
Un nouveau tour de vis protectionniste de Trump
Donald Trump en visite dans une aciérie en Pennsylvanie, début juin 2025, où il a annoncé le doublement des droits de douane sur l’acier et l’aluminium importés.
Revenu à la Maison-Blanche après l’élection de 2024, Donald Trump a rapidement renoué avec sa politique commerciale protectionniste. Dès mars 2025, il a rétabli des surtaxes de 25 % sur l’acier et l’aluminium, l’une de ses premières mesures économiques de ce nouveau mandat. Quelques semaines plus tard, il a décidé d’aller encore plus loin : le 3 juin 2025, le président a signé un décret doublant ces droits de douane de 25 % à 50 % sur toutes les importations d’acier et d’aluminium. Cette hausse spectaculaire a été annoncée par Donald Trump lui-même lors d’une visite dans une usine sidérurgique en Pennsylvanie, où il a martelé sa volonté de « garder les produits étrangers bon marché hors du marché américain » afin de renforcer les métallurgistes nationaux. La nouvelle surtaxe est entrée en vigueur dès le 4 juin 2025 à minuit, par simple proclamation présidentielle, sans passer par un vote du Congrès.
Contournement du Congrès et justification sécuritaire
Si Donald Trump a pu imposer ces taxes par décret, c’est grâce à une loi peu utilisée mais toujours en vigueur : la Section 232 du Trade Expansion Act de 1962. Ce dispositif permet au président américain de modifier les importations sans l’approbation du Congrès si le département du Commerce estime qu’un produit étranger menace la sécurité nationale. Trump a donc invoqué cette prérogative exceptionnelle pour court-circuiter le pouvoir législatif : une démarche légale, mais considérée par beaucoup comme un « contournement abusif de l’autorité du Congrès » en matière de commerce. En effet, la Constitution américaine confie normalement au Congrès le soin de fixer les droits de douane, et de nombreux élus (républicains comme démocrates) jugent que l’argument de la sécurité nationale a été étiré au-delà de son esprit. Plusieurs tentatives ont émergé au Capitole pour limiter ces pouvoirs présidentiels dérogatoires. En parallèle, les tribunaux commencent à être saisis : certaines surtaxes décidées par Trump en 2025 sur d’autres produits ont été temporairement bloquées par la justice, ce qui illustre les vives controverses juridiques autour de sa politique commerciale.
Du côté de la Maison-Blanche, on justifie le doublement des tarifs sur l’acier et l’aluminium par la nécessité de sauvegarder des industries vitales. Le décret présidentiel affirme qu’il fallait relever ces taxes afin de s’assurer que les importations « ne mettront pas en péril la sécurité nationale » des États-Unis. Donald Trump explique que ces nouveaux droits de douane doivent “lutter contre l’excès de production bon marché” provenant de l’étranger qui « mine la compétitivité » des producteurs américains d’acier et d’aluminium. En clair, la hausse à 50 % vise à renchérir fortement le prix de l’acier et de l’aluminium étrangers pour décourager leur entrée sur le territoire américain, dans l’espoir de faire remonter les prix sur le marché domestique et d’inciter à investir dans les usines nationales. Il s’agit d’une surenchère par rapport aux tarifs de 25 % initiaux, que l’administration juge insuffisants : malgré la première vague de taxes, les sidérurgistes US n’ont pas encore atteint un niveau d’utilisation de capacité jugé satisfaisant pour assurer leur pérennité et répondre aux besoins de défense du pays.
Quel impact économique aux États-Unis ?
Les producteurs américains d’acier et d’aluminium devraient être les gagnants immédiats de ces mesures : en renchérissant de 50 % les produits importés, la concurrence étrangère est fortement réduite, ce qui permet aux aciéries et fonderies locales d’augmenter leurs ventes et leurs prix. Lors de la première salve de 2018, le prix de l’acier aux États-Unis avait d’ailleurs grimpé d’environ 2 % et les importations avaient chuté d’un quart après l’instauration des tarifs de 25 %. La nouvelle hausse pourrait ainsi doper temporairement l’activité d’une industrie sidérurgique qui emploie environ 140 000 salariés aux USA. Cependant, cet avantage pour les métallurgistes risque d’être largement contrebalancé par les effets négatifs pour l’ensemble de l’économie américaine. En effet, pour chaque emploi dans la sidérurgie, on compte environ 80 emplois dans des entreprises qui consomment de l’acier (constructeurs automobiles, bâtiment, fabricants de machines, etc.). Ces secteurs en aval vont désormais faire face à des coûts de production plus élevée du fait des tarifs, ce qui érodera leurs marges ou les obligera à augmenter leurs prix de vente. Si ces surcoûts ne peuvent pas être entièrement répercutés sur les consommateurs, certaines entreprises pourraient réduire leurs investissements ou supprimer des emplois pour rester compétitives. À terme, des emplois pourraient donc être perdus dans les industries consommatrices d’acier/aluminium, annulant largement les gains d’emplois dans la métallurgie.
Par ailleurs, les États-Unis restent dépendants de l’étranger pour l’approvisionnement en métaux. Malgré un secteur sidérurgique important, le pays importe environ 50 % de l’aluminium qu’il consomme et continue d’acheter à l’international certains aciers spéciaux dont il ne produit pas assez (par exemple environ 40 % des tubes d’acier utilisés dans l’industrie pétrolière américaine sont importés). Taxer brutalement ces intrants critiques revient à augmenter le coût de nombreuses productions domestiques, y compris dans des domaines stratégiques comme la défense, l’aéronautique ou l’énergie. Des fabricants américains de produits allant des voitures aux canettes en aluminium pourraient voir leurs coûts grimper et leurs prix de vente monter en conséquence. D’après une estimation, le doublement des tarifs ne ferait reculer le PIB des États-Unis que de 0,15 % et n’augmenterait les prix à la consommation que de 0,1 % sur trois ans, un impact macroéconomique modéré. Mais à l’échelle microéconomique, certaines entreprises américaines risquent de perdre des marchés face à des concurrents étrangers non soumis à ces hausses de coûts, ou de renoncer à des projets (par exemple dans la construction ou le forage pétrolier) à cause du renchérissement des matériaux. Enfin, plusieurs analystes soulignent l’efficacité discutable de la mesure pour contrer la Chine (la cible souvent invoquée par M. Trump). En réalité, les exportations directes d’acier chinois vers les États-Unis sont minimes (la Chine écoule très peu de son acier sur le marché américain ou auprès de ses alliés proches) et étaient déjà soumises à de hauts tarifs bien avant cette décision. Ce sont donc surtout des pays alliés (Canada, Europe, Corée ) qui écoulent de l’acier vers le marché américain et qui seront touchés par le tarif de 50 %, plus que la Chine elle-même.
Réactions internationales et risques de guerre commerciale
L’annonce du doublement des droits de douane américains a provoqué un tollé international. Plusieurs alliés des États-Unis ont vivement réagi :
Le Canada a dénoncé des tarifs « illégaux et injustifiés », rappelant qu’il est le premier fournisseur d’acier et d’aluminium des États-Unis ; Ottawa a déposé dès le 13 mars une plainte officielle auprès de l’OMC et menace de représailles si le différend n’est pas résolu. Le Mexique, dont 80 % des exportations partent vers le marché américain, juge ces taxes « absurdes » ; le ministre de l’Économie Marcelo Ebrard réclame une exemption rapide au titre de l’USMCA, faute de quoi Mexico envisage sa propre saisine de l’OMC et des contre-mesures ciblées. Quant à l’Union européenne, Bruxelles « regrette vivement » la décision américaine qu’elle estime contraire aux efforts de négociation, se disant prête à riposter sans délai y compris par le rétablissement de taxes sur des produits emblématiques (Harley-Davidson, bourbon, jeans) ou par des recours juridiques si Washington frappe spécifiquement ses exportations.
Cette escalade fait craindre une nouvelle guerre commerciale de grande ampleur. Fin juin, des représentants commerciaux du G7 (États-Unis, Canada, UE, Japon, etc.) se sont réunis en urgence en marge d’une conférence de l’OCDE à Paris pour tenter d’apaiser les tensions. Les alliés occidentaux cherchent à persuader Washington de revenir à la table des négociations plutôt que de multiplier les sanctions unilatérales. De son côté, l’administration Trump maintient la pression : elle a envoyé des courriers à tous ses partenaires pour leur rappeler la date butoir du 9 juillet, marquant la fin d’une trêve de 90 jours sur d’autres différends commerciaux, ce qui laisse planer la menace de nouvelles hausses de tarifs « réciproques » si aucun accord n’est trouvé d’ici là.
Rachat d’U.S. Steel par Nippon Steel : une pièce clé du puzzle tarifaire
Annoncé en décembre 2023, le projet d’acquisition d’U.S. Steel par le japonais Nippon Steel atteint 14,9 milliards \$ (55 \$ l’action) et prévoit qu’une golden share confère à Washington un droit de veto sur toute décision jugée sensible, tandis que la direction et la majorité du conseil d’administration resteraient américains.
L’opération, d’abord bloquée par Joe Biden en janvier 2025 pour « risques de sécurité nationale », a été réouverte par Donald Trump en avril avec un de novo review du CFIUS (le comité de contrôle des investissements étrangers). En mai, lors d’un déplacement à l’usine U.S. Steel de West Mifflin, Trump a publiquement adoubé le “partenariat” Nippon–U.S. Steel et, dans le même souffle, annoncé le doublement des droits de douane à 50 % : selon lui, la combinaison des deux initiatives « garantira des milliers d’emplois et gardera la production sur le sol américain »
Le lien est stratégique : en renchérissant l’acier importé, les nouvelles taxes augmentent mécaniquement la valeur des capacités de production situées aux États-Unis. Pour Nippon Steel, détenir U.S. Steel devient une façon de contourner la barrière tarifaire et de sécuriser un accès direct au marché américain. Pour Trump, l’investissement japonais devient la preuve que sa politique de “Forteresse-USA” attire des capitaux étrangers prêts à produire localement plutôt qu’à exporter.
Cette logique n’est pas sans paradoxes. La Section 232 justifie les surtaxes au nom d’une menace étrangère ; or, laisser un producteur domestique passer sous pavillon japonais brouille cet argument. D’où les garde-fous imposés (golden share, conseil d’administration majoritairement américain) pour maintenir un contrôle stratégique tout en capitalisant sur l’effet prix créé par les 50 % de droits de douane. Les syndicats métallurgistes restent sceptiques : ils craignent qu’un propriétaire étranger cherche à réduire les capacités à long terme si les marges s’effritent, malgré les promesses d’investissement initiales.
En pratique, l’issue du dossier U.S. Steel-Nippon pèsera lourd sur la crédibilité des nouvelles surtaxes : si le deal est validé, la Maison-Blanche devra démontrer qu’une propriété étrangère encadrée peut coexister avec un argument sécuritaire fondé sur la souveraineté métallurgique. À l’inverse, un échec redonnerait du poids aux critiques qui voient dans la hausse à 50 % un simple levier électoral, sans stratégie industrielle cohérente.
Perspectives : vers une solution négociée ?
Pour l’heure, Donald Trump campe sur ses positions et affirme vouloir protéger l’industrie américaine « coûte que coûte ». Il parie qu’une fermeté maximale forcera ses partenaires à conclure des accords plus favorables aux États-Unis. Pourtant, la pression converge : d’un côté, les filières consommatrices de métaux dénoncent la flambée des coûts ; de l’autre, les alliés offensés multiplient les recours à l’OMC et brandissent des représailles. Le dossier brûlant du rachat d’U.S. Steel par le japonais Nippon Steel, actuellement réexaminé par le CFIUS, complique encore l’équation : s’il est validé, Washington devra justifier comment des tarifs invoquant la « sécurité nationale » coexistent avec la prise de contrôle d’un producteur clef par un groupe étranger, fût-il allié. Cet enjeu de cohérence pourrait pousser l’administration à assouplir sa ligne pour éviter les contradictions et rassurer syndicats comme partenaires commerciaux.
Des discussions techniques sont déjà en cours notamment avec l’Union européenne sur des quotas d’exportation, des mécanismes anti-dumping renforcés et des initiatives communes pour réduire les surcapacités mondiales d’acier. La situation reste donc extrêmement fluide : le doublement des tarifs marque un tournant majeur, mais ses retombées qu’elles soient bénéfiques pour certains secteurs ou néfastes pour d’autres dépendront largement de l’issue des négociations à venir et du sort réservé à l’opération U.S. Steel/Nippon Steel. Les prochains mois diront si ce bras de fer tarifaire débouche sur un nouvel équilibre négocié ou s’il se mue en guerre commerciale durable aux effets imprévisibles.
©Żółty (Zolty). Tous droits réservés.
Nous avons besoin de votre consentement pour charger les traductions
Nous utilisons un service tiers pour traduire le contenu du site web qui peut collecter des données sur votre activité. Veuillez consulter les détails dans la politique de confidentialité et accepter le service pour voir les traductions.