Arsenalisation des flux migratoires : un défi pour l'Europe.

Marc-Antoine ANDREANI

L'arsenalisation des domaines publics fait partie de la désétatisation de la guerre. Elle se manifeste par l'utilisation stratégique de secteurs autrefois considérés comme purement civils - économie, information, énergie, ressources naturelles - comme outils de coercition et de confrontation. Par exemple, dans le secteur de l'énergie, les approvisionnements en gaz naturel et en pétrole sont devenus de puissantes armes géopolitiques. La crise du gaz en Europe de l'Est, amplifiée par les tensions entre la Russie et ses voisins, illustre comment la dépendance énergétique peut être exploitée à des fins stratégiques. Les penseurs chinois parlent d'une « guerre sans limites », un concept qui brouille les distinctions entre les champs de bataille traditionnels et les nouveaux. 

Tous les espaces naturels (terre, mer, air, espace) et sociaux (militaires, politiques, économiques, culturels, psychologiques) - deviennent des champs de bataille. L’arsenalisation redessinent ainsi les frontières des conflits contemporains, ce qui rend indispensable une compréhension globale des nouvelles dynamiques et des stratégies nécessaires pour les contrer. Les flux migratoires, loin d'être un simple phénomène humanitaire, sont aujourd'hui au carrefour des stratégies géopolitiques et des conflits modernes. L'arsenalisation des migrations montre comment les mouvements forcés de population sont délibérément manipulés pour exercer une pression politique, économique ou militaire sur les États cibles. Kelly Greenhill a théorisé ce concept en identifiant différents types de « migration coercitive », utilisés pour déstabiliser des régions entières ou forcer des concessions stratégiques. 

L’exploitation des flux migratoires se manifeste dans divers contextes, notamment en Europe, au Moyen-Orient et dans les pays post-soviétiques. En Europe, la crise des réfugiés a mis en évidence la vulnérabilité des démocraties libérales face à des vagues de déplacements massifs, souvent amplifiées par des acteurs étatiques aux frontières de l’Union Européenne. Les réfugiés comme levier géopolitique (Le cas Turcs) : Depuis plusieurs années, la Turquie utilise l'instrumentalisation des migrations comme un levier stratégique dans ses relations avec l'Union européenne (UE). Sa position géographique, entre l'Europe et le Moyen-Orient, en fait un acteur clé de la gestion des flux migratoires, notamment depuis la guerre syrienne qui a contraint des millions de réfugiés à trouver refuge hors de leurs frontières. Cette instrumentalisation se manifeste par l'utilisation délibérée des mouvements migratoires pour obtenir des concessions politiques, économiques ou diplomatiques.

L'accord UE-Turquie de 2016 est l'exemple le plus frappant de cette dynamique. En échange d'une aide financière de 6 milliards d'euros et de promesses de libéralisation des visas pour ses citoyens, la Turquie a accepté de limiter les départs de migrants de son territoire vers l'Europe, en particulier vers la Grèce. Cet accord a permis de réduire considérablement les traversées irrégulières, mais a également révélé la dépendance accrue de l'UE à l'égard d'Ankara pour le contrôle de ses frontières extérieures. Cette relation asymétrique a donné à la Turquie un outil puissant pour exercer une pression sur l'Europe. En 2020, cette instrumentalisation a atteint de nouveaux sommets lorsque le président turc Recep Tayyip Erdogan a décidé d'ouvrir les frontières terrestres avec la Grèce, permettant ainsi à des milliers de migrants de se diriger vers l'Europe. Cette décision, considérée comme une réponse au manque de soutien de l'UE dans la crise syrienne et à la mort de soldats turcs à Idlib, visait à forcer l'Europe à accroître son soutien financier et diplomatique. La stratégie migratoire de la Turquie répond à plusieurs motivations. D'une part, le pays supporte un fardeau économique immense, avec environ 3,6 millions de réfugiés syriens vivant sur son territoire. D'autre part, la Turquie cherche à renforcer sa position dans les négociations avec l'UE, notamment sur des questions telles que son adhésion à l'Union ou son rôle en Méditerranée orientale.
 

Instrumentalisation migratoire : (Russie et Biélorussie)

Depuis 2021, l'instrumentalisation des migrations par le régime d'Alexandre Loukachenko en Biélorussie illustre également une forme sophistiquée de pression géopolitique contre l'Union européenne (UE). Cette utilisation des flux migratoires comme levier stratégique relève de ce que les experts appellent une "attaque hybride", mêlant méthodes non conventionnelles et objectifs politiques explicites. En facilitant l'entrée des migrants sur son territoire et en les dirigeant vers les frontières européennes, le régime biélorusse utilise ces populations vulnérables pour déstabiliser les États membres de l'UE. L'objectif de Loukachenko était clair : forcer l'UE à lever les sanctions économiques imposées à son régime en réponse aux violations des droits de l'homme, à la répression politique et à la fraude électorale. Ces sanctions, qui comprennent le gel des avoirs et l'interdiction de voyager pour plusieurs de ses proches collaborateurs, ont isolé économiquement le Belarus. En orchestrant une crise migratoire, Loukachenko cherche à mettre les États européens face à une situation humanitaire complexe tout en exploitant leurs divergences en matière de politiques migratoires. La stratégie biélorusse repose sur un processus bien organisé. Les migrants, souvent originaires du Moyen-Orient, bénéficient de visas facilités pour se rendre en Biélorussie, où ils sont ensuite acheminés vers les frontières de l'UE, notamment celles de la Pologne et de la Lituanie. Ces manœuvres s'accompagnent d'une rhétorique hostile à l'Europe, Loukachenko rejetant toute responsabilité dans les souffrances infligées à ces migrants, qu'il utilise comme des outils de négociation.

En coulisse, la Russie joue un rôle ambigu mais essentiel dans cette crise. Si son implication directe dans l'orchestration des flux migratoires n'est pas prouvée, son soutien tacite au régime biélorusse est évident. En subventionnant l'économie biélorusse et en encourageant l'alignement politique de Minsk sur ses propres objectifs stratégiques, Moscou renforce la position de Loukachenko tout en utilisant la Biélorussie comme outil de pression contre l'Union européenne. Cette crise migratoire s'inscrit dans une confrontation plus large entre la Russie et l'Occident, où les frontières de l'UE deviennent le champ de bataille de tensions hybrides impliquant la désinformation, la manipulation économique et les pressions diplomatiques. Depuis les années 2000, la Russie utilise cette méthode pour étendre son influence, notamment dans les régions séparatistes d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud, deux zones de la Géorgie. En 2002, elle a commencé à accorder des passeports russes aux populations locales de ces territoires. Cette politique s'est intensifiée après la révolution géorgienne de 2003 et, en 2006, environ 90 % de la population de ces deux régions avait acquis la nationalité russe. Cette "russification" a permis à la Russie de justifier son intervention militaire en 2008 lorsqu'elle a envahi la Géorgie, sous prétexte de protéger ses ressortissants dans ces régions séparatistes. La même tactique a été utilisée en Ukraine permettant à Moscou d’influencer le cours des événements politiques en Ukraine, en envoyant des troupes sous couvert de « protection des Russes ethniques » dans ces régions.


L’Externalisation : Une solution viable ?


Depuis les années 1990, l'Union européenne a adopté une stratégie d'externalisation des politiques migratoires, déléguant la gestion des flux migratoires et des demandes d'asileà des pays tiers. Cette approche repose sur des accords bilatéraux et multilatéraux qui incluent des engagements financiers et de sécurité. L'accord UE-Turquie de 2016, par exemple, a permis de réduire temporairement les arrivées irrégulières en échange de 6 milliards d'euros, mais a également renforcé la capacité d'Ankara à instrumentaliser les flux migratoires pour obtenir des concessions politiques. D'un point de vue stratégique, l'externalisation s'avère souvent inefficace pour atteindre ses objectifs déclarés. Si elle permet de bloquer temporairement les flux migratoires vers l'Europe, elle n'empêche pas les migrants de chercher de nouveaux itinéraires ou de se retrouver piégés dans les zones de transit. Les analyses montrent que la fermeture d'une route migratoire entraîne systématiquement le détournement des flux vers d'autres régions, comme cela a été observé en Méditerranée et dans la région sahélo-saharienne. L'externalisation de la gestion des migrations par l'UE comporte des risques géopolitiques majeurs, comme le montre l'exemple de la Libye dans les années 2000. En s'appuyant sur le régime de Kadhafi pour contrôler les flux migratoires, l'UE a renforcé un régime autoritaire, le rendant dépendant et vulnérable aux manipulations politiques. Kadhafi a utilisé cette dépendance pour obtenir des concessions de la part de l'UE, menaçant de laisser passer les migrants si ses exigences n'étaient pas satisfaites. Cette dynamique a culminé avec l'effondrement de la Libye en 2011, transformant le pays en plaque tournante du trafic d'êtres humains et exacerbant la vulnérabilité de l'Europe face aux régimes autoritaires. Au-delà des risques géopolitiques, ces accords entraînent des coûts financiers considérables. Le Fonds fiduciaire d'urgence pour l'Afrique, destiné à financer les programmes de contrôle des migrations dans les pays africains, a mobilisé près de 5
milliards d'euros, tandis que les engagements envers la Turquie et d'autres pays tiers partenaires continuent de peser lourdement sur le budget de l'UE. Ces dépenses, bien qu'importantes, ne garantissent pas une réduction durable des flux migratoires. En réalité, les blocages créés par ces partenariats ne font que rediriger les routes migratoires vers d'autres zones, comme on l'a vu après la fermeture de la route des Balkans en 2016, qui a intensifié les flux via la Méditerranée centrale. Malgré ces critiques, l'externalisation reste au cœur de la stratégie européenne en matière de migration en raison de ses avantages politiques internes. Elle permet aux gouvernements de présenter des résultats tangibles en matière de contrôle des migrations, répondant ainsi aux attentes de leurs électeurs. Cependant, à long terme, cette stratégie sape la crédibilité de l'Union européenne en érodant ses engagements en matière de droits de l'homme et en exposant ses contradictions internes. Pour relever durablement les défis migratoires, l'Europe devra repenser cette approche et privilégier
des solutions qui concilient efficacité, solidarité et respect des droits fondamentaux. L'externalisation des politiques migratoires, tout en répondant aux pressions politiques internes en Europe, s'avère dangereuse pour la stabilité stratégique de l'Union. Les dépendances qu'elle crée avec des partenaires extérieurs comme la Libye, la Turquie ou la Biélorussie affaiblissent l'autonomie de l'Europe et la rendent vulnérable à des crises géopolitiques récurrentes. L'une des principales lacunes réside dans le cadre de gouvernance partagée entre l'UE et ses États membres. La migration, phénomène transnational par essence, nécessite une réponse collective, mais les mécanismes actuels ne parviennent pas à établir une véritable harmonisation. Ce manque de coopération exacerbe les disparités dans la gestion des flux migratoires et crée une fracture Est-Ouest au sein de l'Union. Les pays situés aux frontières extérieures de l'UE sont débordés, tandis que ceux de l'intérieur se protègent derrière les limites imposées par l'espace Schengen.

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