L’Hexagone tourne le dos à la mer : le paradoxe maritime français
Hugues DE MASCAREL
Publié le 14/06/2025
Au moment où l’Europe cherche à raccourcir ses chaînes logistiques et à décarboner le transport, la France, malgré onze mille kilomètres de côtes, demeure en retrait de la grande bataille des conteneurs. Pour mesurer cette bataille, on parle d’EVP* – équivalent-vingt-pieds – traduction du terme anglais TEU (Twenty-foot Equivalent Unit).
Constat et bilan chiffré
En 2024, Rotterdam reste champion d’Europe avec 13,8 millions d’EVP, presque talonné par Anvers-Bruges (13,5 millions) puis Hambourg (7,8 millions). Du côté français, HAROPA-Le Havre a franchi pour la première fois la barre des trois millions d’EVP, Marseille-Fos s’est arrêté à 1,45 million et Dunkerque à un peu plus de 650 000 EVP.
Ces écarts s’enracinent dans le lien terre-mer, que la Northern Range – l’arc Rotterdam/Anvers/Hambourg – a patiemment noué depuis des décennies. Les terminaux nordiques sont branchés sur le Rhin : des barges « grand gabarit » capables d’emporter jusqu’à 4 400 tonnes grimpent sans rupture de charge jusqu’aux portes de l’Allemagne, de la Suisse ou du nord de l’Italie.
Paris, lui, attend toujours son propre accès fluvial de grande capacité : le canal Seine-Nord Europe, creusé sur 107 km, n’ouvrira qu’en 2030. Il remplacera un réseau limité à 650 tonnes, multipliant par sept la charge des péniches entre la Seine et l’Escaut et, partant, entre l’Île-de-France et les ports français de Manche-Atlantique.
Facteurs structurels de retard
Plus au sud, la vallée du Rhône constitue l’autre artère vitale ; or rail et fleuve y fonctionnent déjà à plein régime. Chaque embouteillage ferroviaire fait remonter le coût du camion, et donc l’avantage compétitif de Valence ou Barcelone par rapport à Marseille pour servir Lyon, Genève ou l’Allemagne du Sud. Si bien que la façade méditerranéenne française reste en concurrence frontale avec ses homologues espagnols et italiens, mieux reliés à leurs arrières-pays.
Le modèle de gouvernance accentue encore l’écart. Les ports belges ou néerlandais fonctionnent selon le régime dit « landlord » : l’autorité portuaire, devenue société foncière, se limite à posséder le foncier et les quais qu’elle concède à des opérateurs privés, libres d’investir et de fixer leurs propres tarifs. En France, les Grands Ports Maritimes demeurent des établissements publics dépendant du ministère des Finances ; tout investissement majeur passe par le vote du budget, d’où des cycles plus lents.
Le Havre tente toutefois de gagner en agilité : sept nouveaux portiques géants financés par MSC arrivent pour doper Port 2000, tandis que Marseille-Fos a annoncé une enveloppe record de 99 millions d’euros en 2024, dont près de la moitié consacrée à l’électrification des quais et aux premiers équipements hydrogène.
La fiabilité sociale reste le talon d’Achille. En juin 2024, les dockers français ont mené quatorze journées de grève pour protester contre la réforme des retraites ; les armateurs ont instantanément dérouté leurs navires vers Zeebruges ou Tanger Med, en facturant des surcharges à leurs clients.
L’épisode a pesé lourd lorsque Maersk et Hapag-Lloyd ont dessiné leur nouvelle alliance « Gemini » : officialisée en septembre 2024, la coopération entrera en vigueur en février 2025 avec un réseau recentré sur les hubs jugés les plus fiables, et sans escales directes au Havre ni à Marseille.
Stratégies, projets et fenêtre d’opportunité
Face à ces défis, la Stratégie nationale portuaire 2021-2027 affiche quatre objectifs : regagner des parts de marché, décarboner les escales, consolider les corridors intérieurs et simplifier la gouvernance. Elle vise à faire passer de 60 % à 80 % la part du fret français manutentionné dans les ports français d’ici 2050.
Les premiers résultats sont contrastés. Le Havre a progressé de 19 % en un an, porté par le rebond du e-commerce et la croissance des services transatlantiques, tandis que Marseille-Fos a profité des détournements liés à la crise de la mer Rouge : son trafic de transbordement a gagné 9 %, soit 65 000 EVP supplémentaires. Mais ces percées restent fragiles tant que le réseau intérieur – fluvial, ferroviaire ou numérique – ne suit pas.
D’où l’idée, désormais assumée par plusieurs professionnels, d’un partage des rôles : faire de la Méditerranée un hub énergétique (GNL, hydrogène, éolien flottant), de l’Atlantique la porte des agro-industries et des flux États-Unis–Europe, et de la Manche le circuit court des services e-commerce et des navires feeder – ces petits porte-conteneurs qui collectent les boîtes dans les ports secondaires pour les ramener vers un grand hub.
Le projet « hub énergétique » s’appuie déjà sur deux piliers. D’une part, le programme H2V Fos prévoit un complexe de 600 MW d’hydrogène vert dans la zone industrielle de Fos-sur-Mer. D’autre part, la ferme flottante Provence Grand Large, mise en service début juin 2025 à 17 km des côtes, livre 25 MW d’électricité et sert de laboratoire à la filière éolienne flottante méditerranéenne.
En parallèle, les ports concurrents montrent aussi leurs limites. Rotterdam devra encore attendre 2026 pour mettre en service l’extension de Maasvlakte II, destinée à ajouter deux millions d’EVP de capacité, tandis qu’Anvers ne débutera le creusement de son futur bassin Saeftinghedok qu’en 2029. Ces retards ouvrent une fenêtre de tir à la façade française, pour peu que ses chantiers nationaux tiennent les délais.
En définitive, la vocation maritime de la France ne dépend pas seulement de ses mouillages mais de trois conditions terrestres : des corridors intérieurs performants, une gouvernance capable de mobiliser rapidement le capital privé et un climat social prévisible. Si le canal Seine-Nord, la numérisation douanière et la pacification sociale convergent, le littoral français pourrait redevenir la tête de pont naturelle d’un continent qui cherche, plus que jamais, à rapprocher ses points d’entrée de ses marchés. Faute de cela, l’Hexagone continuera de regarder filer vers le Nord les convois qu’il aurait pu accueillir.
* Un EVP correspond à un conteneur ISO de 20 pieds de long ; un 40 pieds compte pour deux EVP. Cette unité universelle permet de comparer ports et navires quelle que soit la vraie taille des boîtes qu’ils manipulent.
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